Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/228

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naturelle. Je sentais que je serais obligé, pour me lever et sortir, de faire attention à l’endroit où je poserais le pied, à ce que je ferais de ma tête et de mes bras ; en un mot, je me sentais presque comme la veille au soir, après avoir bu une demi-bouteille de Champagne. L’instinct me disait que je ne saurais jamais m’en tirer et que je ne pourrais pas me lever ; et en effet, je ne pouvais pas me lever. Mme Valakhine était sans doute étonnée de mon visage cramoisi et de mon immobilité complète, mais j’avais décidé que mieux valait rester assis, dans cette situation stupide, que de risquer de faire une maladresse en me levant et en sortant.

Je restai donc assis, sans bouger, un temps assez long, attendant qu’un événement imprévu vînt me tirer de là. L’événement se présenta sous la forme d’un jeune homme de pauvre mine, qui entra de l’air d’une personne de la maison et me salua poliment. Mme Valakhine se leva, s’excusa en disant qu’elle avait à parler à son homme d’affaires et me regarda d’un air perplexe qui voulait dire : « S’il vous plaît de rester là cent ans, je ne vous mets pas à la porte. » Je fis un effort désespéré et me levai, mais il fut au-dessus de mes forces de saluer. Je me dirigeai vers la porte, suivi par les regards de compassion de la mère et de la fille, et, dans ma préoccupation de ne pas me prendre les pieds dans le tapis, je me les pris dans une chaise qui n’était pas du tout sur mon chemin. Une fois au grand air, lorsque je me fus secoué et que j’eus poussé un tel grognement que Kouzma me demanda plusieurs fois ce que je voulais, la crise se dissipa et je me mis à réfléchir avec assez de calme à mon amour pour Sonia et aux relations entre la mère et la fille, qui me semblaient bizarres. Quand je racontai dans la suite à mon père que Mme Valakhine et sa fille ne m’avaient pas paru très bien ensemble, il dit :

« Oui, elle tourmente cette pauvre petite avec son horrible avarice. C’est singulier, ajouta-t-il avec plus d’émotion