Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/234

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un instant en silence, et tout à coup elle fondit en larmes. Je restais assis devant elle, ne sachant absolument que dire ni que faire. Elle continuait à pleurer, sans me regarder. Mon premier mouvement fut la compassion ; le second fut de me demander : « Faut-il la consoler ? et comment s’y prendre ? » Le dernier fut de lui en vouloir de me mettre dans une situation aussi fausse. « Est-ce que j’ai l’air si à plaindre ? pensai-je ; ou bien le fait-elle exprès, pour voir comment je m’y prends dans ces cas-là ? »

« Il ne serait pas convenable de m’en aller, pensais-je encore ; j’aurais l’air d’être mis en fuite par ses larmes. » Je m’agitai sur ma chaise pour lui rappeler ma présence.

« Que je suis donc sotte ! fit-elle en me regardant et en s’efforçant de sourire. Il y a des jours comme ça, où l’on pleure sans savoir pourquoi. »

Elle se mit à chercher son mouchoir sur le divan, à côté d’elle, et tout à coup elle pleura encore plus fort.

« Ah ! mon Dieu ! c’est ridicule de toujours pleurer. J’aimais tant votre mère, nous étions… si… liées…… et… »

Elle trouva son mouchoir, s’en couvrit le visage et continua à pleurer. Je retombai dans mes perplexités. Cette situation se prolongea assez longtemps. J’étais vexé, mais j’avais surtout pitié d’elle. Ses larmes paraissaient sincères, et je pensais tout le temps qu’elle pleurait moins à cause de ma mère que parce qu’elle n’était pas heureuse maintenant et qu’elle avait été heureuse jadis, du temps de ma mère. Je ne sais pas comment cela aurait fini, si le jeune Ivine n’était rentré en disant que son père la demandait. Elle se leva et allait sortir, quand son mari parut. C’était un petit monsieur très vert, malgré ses cheveux gris, avec de gros sourcils noirs, des cheveux en brosse et une bouche d’une expression très dure.

Je me levai et saluai, mais M. Ivine, qui avait trois décorations sur son habit vert, ne me rendit pas mon salut, et c’est même à peine s’il me regarda.

J’eus soudain le sentiment que je n’étais pas une personne,