Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/246

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ces mots, elle se tut, ouvrit la bouche et soupira profondément. Mon opinion sur elle changea du tout au tout à cette vue, et je me rassurai. C’était probablement son embonpoint qui lui avait fait prendre l’habitude de soupirer profondément dès qu’elle avait dit quelques mots, en ouvrant un peu la bouche et en roulant un peu ses grands yeux bleus. Quoi qu’il en soit, elle avait en faisant cela une expression de bonté si charmante, que ma peur s’envola et que je commençai même à la trouver très bien.

Dans ma pensée, Lioubov Serguéievna était tenue, en qualité d’amie de mon ami, de me dire sur-le-champ quelque chose de très affectueux et de très intime. Elle me regarda effectivement assez longtemps en silence, comme si elle hésitait, de peur que ce qu’elle avait l’intention de me dire ne fût trop affectueux ; mais elle ne rompit ce silence que pour me demander dans quelle faculté j’étais. Elle se remit ensuite à me regarder fixement sans rien dire. Il était clair qu’elle se demandait s’il fallait, oui ou non, dire cette chose intime, et moi, remarquant son hésitation, je faisais une figure suppliante pour la décider à me dire tout, mais elle dit seulement : « On prétend qu’on s’occupe peu de sciences, à présent, à l’Université, » et elle appela son petit chien Suzette.

Pendant toute la soirée, Lioubov Serguéievna articula des apophtegmes de ce genre, qui, la plupart du temps, ne répondaient à rien et étaient parfaitement incohérents. Mais j’avais une telle confiance en Dmitri, et Dmitri nous regardait alternativement, elle et moi, d’un visage inquiet disant si clairement : « Eh bien, qu’est-ce que tu en dis ? » que, tout en étant déjà convaincu dans l’âme que Lioubov Serguéievna n’avait rien d’extraordinaire, j’étais encore très loin, ainsi qu’il arrive souvent, de me l’avouer à moi-même.

Pour en finir avec cette famille, Vareneka était une grosse fille de seize ans. Elle n’avait de bien que ses grands yeux gris foncé, à la fois gais et réfléchis, ressemblant extraordinairement à ceux de sa tante, son énorme