Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/254

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Ivanovna à sa valeur. Cependant, dès ce premier jour, je me posai la question suivante : Pourquoi Dmitri, qui s’efforce de comprendre l’amour tout autrement que ne le font les jeunes gens, et qui a constamment sous les yeux cette femme aimable et affectueuse, se contente-t-il de lui reconnaître certaines bonnes qualités, tandis qu’il est éperdument épris de cette bizarre Lioubov Serguéievna ? Le proverbe a raison : nul n’est prophète en son pays. De deux choses l’une : ou bien il y a vraiment, dans tout homme, plus de mauvais que de bon ; ou bien l’homme est plus sensible au mauvais qu’au bon. Il n’y avait pas longtemps que Dmitri connaissait Lioubov Serguéievna, tandis qu’il était accoutumé depuis sa naissance à la tendresse de sa tante.


LXVI

OÙ JE FAIS CONNAISSANCE


Lorsque je rentrai dans la galerie, on ne parlait pas du tout de moi, comme je m’y étais attendu. Vareneka avait posé son livre et se disputait violemment avec Dmitri, qui faisait les cent pas en arrangeant sa cravate d’un mouvement de cou et en fronçant les sourcils. Le prétexte de la querelle était Ivan Iacovlevitch et la superstition, mais ils étaient tous deux trop animés pour qu’il n’y eût pas au fond un sujet beaucoup plus intime, sensible à la famille entière. La princesse et Lioubov Serguéievna se taisaient, ne perdant pas un mot et visiblement tentées, par instants, de se mêler à la discussion, mais se retenant et s’en remettant, l’une à Vareneka, l’autre à Dmitri. Au coup d’œil que me jeta Vareneka à mon entrée, on sentait qu’il lui était absolument égal que je l’écoutasse ou non ; elle était absorbée par sa dispute. Le regard de la princesse, qui tenait visiblement pour Vareneka, eut la même