Aller au contenu

Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/277

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

dresse sa tige grêle et élégante, terminée par une grappe de fleurs. Une bardane dépasse les framboisiers et ma tête de ses fleurs âpres au toucher et d’un lilas étrange. L’ortie et la bardane vont rejoindre les épais rameaux, au feuillage vert blanc, d’un vieux pommier qui porte à son faîte et étale en plein soleil des pommes rondes, luisantes comme des noyaux et encore vertes. En dessous, une jeune touffe de framboisiers, presque sèche, sans feuilles, se tord pour arriver au soleil, et une jeune bardane humide de rosée, qui a levé à travers les feuilles de l’année passée, pousse vigoureusement à l’ombre, sans avoir l’air de se douter que les chauds rayons du soleil se jouent sur les feuilles du pommier.

Il fait toujours humide dans ces épaisseurs. Cela sent l’ombre, la pomme tombée qui pourrit par terre, la framboise et même la punaise ; parfois j’en avale une par inadvertance et je me dépêche de manger une autre framboise. En m’avançant, je fais peur aux petits oiseaux qui ont élu domicile dans ces profondeurs. J’entends leurs cris affairés et le bruit de leurs petites ailes rapides heurtant les branches, j’entends le bourdonnement d’une abeille qui reste toujours à la même place, j’entends, quelque part dans une petite allée, les pas du jardinier, cet imbécile d’Akime, et son incessant marmottage. Je me dis : Non ! ni lui, ni personne au monde ne me découvrira ici…… Je cueille des deux mains, à droite et à gauche, les pommes juteuses, suspendues aux rameaux blanchâtres et effilés, et je les croque l’une après l’autre avec délices. J’ai les pieds et le bas des jambes, jusqu’au-dessus des genoux, tout mouillés, je n’ai dans la tête que d’affreuses bêtises (je répète mentalement, mille fois de suite, des mots quelconques), l’ortie me pique à travers mon pantalon humide et ça me cuit, les rayons du soleil devenu haut commencent à pénétrer dans le massif et à me brûler la tête, l’envie de manger est passée depuis longtemps, et je reste assis là, regardant, écoutant, rêvant, arrachant