Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/29

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talent contribuait à rendre ses principes élastiques : suivant le tour qu’il donnait à son récit, la même action devenait une aimable plaisanterie ou la dernière des vilenies.


VII

DANS LE CABINET ET AU SALON


Il commençait déjà à faire nuit quand nous rentrâmes de la chasse. Maman se mit au piano. Nous autres enfants nous allâmes chercher du papier, des crayons et des couleurs, et nous nous mîmes à dessiner sur la table ronde. Je n’avais que du bleu ; mais cela ne m’arrêta pas et j’entrepris de dessiner notre chasse de l’après-midi. J’eus bientôt fait un petit garçon bleu monté sur un cheval bleu et courant après des chiens bleus ; mais il me vint des scrupules pour le lièvre : pouvait-on faire un lièvre bleu ? Je courus le demander à papa, dans son cabinet :

« Papa, y a-t-il des lièvres bleus ? »

Papa lisait. Il me répondit sans lever la tête :

« Il y en a, mon ami, il y en a. »

De retour à la table, je fis un lièvre bleu ; après quoi, je jugeai indispensable de le changer en buisson. Le buisson me déplut aussi. J’en fis un arbre ; l’arbre devint une meule de foin ; la meule, un nuage, tant et si bien que tout mon papier fut bleu. Je le déchirai de colère et j’allai faire un somme dans le fauteuil voltaire.

Maman jouait le deuxième concerto de Field, son professeur. Je dormais à moitié, et du fond de ma mémoire montaient des souvenirs légers, lumineux, pour ainsi dire transparents. Elle commença la Sonate pathétique de Beethoven et il me vint des souvenirs tristes, pénibles et sombres. Maman jouait souvent ces deux morceaux : c’est