Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/301

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de coucher. Heureusement, Bézobédof refusa et se retira.

Après l’avoir reconduit, Dmitri se mit à se promener de long en large dans la chambre en me jetant de temps à autre un coup d’œil. Il souriait complaisamment et se frottait les mains ; c’était sans doute la double satisfaction de ne pas s’être démenti et d’être enfin débarrassé d’une corvée. Je le détestais de plus en plus. « Comment ose-t-il se promener et sourire ? » pensais-je.

« Pourquoi es-tu fâché ? dit-il tout à coup en s’arrêtant en face de moi.

— Je ne suis pas le moins du monde fâché, repartis-je (c’est ce qu’on ne manque jamais de répondre dans ces cas-là). Je suis seulement vexé de te voir faire l’hypocrite vis-à-vis de moi, de Bézobédof et de toi-même.

— Quelle bêtise ! Je ne fais jamais l’hypocrite avec personne.

— Je n’oublie pas notre règle de tout nous dire et je te parle franchement. Je suis convaincu que ce Bézobédof t’est aussi insupportable qu’à moi ; c’est un sot, et Dieu sait ce qu’il vaut du reste ; seulement, tu trouves agréable de faire l’important devant lui.

— Non ! D’abord, Bézobédof est un charmant garçon…

— Je te dis que si ! Je te dirai même que ton amitié avec Lioubov Serguéievna vient aussi de ce qu’elle te regarde comme un dieu.

— Et moi, je te dis que non.

— Et moi, je te dis que si ; je le sais, répliquai-je avec la chaleur de la colère contenue.

— Non ; quand j’aime, ni louanges ni injures ne peuvent altérer mes sentiments.

— Ce n’est pas vrai, criai-je en sautant de mon fauteuil et en le regardant en face avec le courage du désespoir. Ce n’est pas bien, ce que tu dis là… Est-ce que tu ne m’as pas dit, pour ton frère… Je ne veux pas te le rappeler, ce ne serait pas loyal… Est-ce que tu ne m’as pas dit… Je vais te dire comment je te vois, à présent… »