Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/308

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rentrait du cercle à quatre ou cinq heures du matin, rompu, honteux, le gousset vide. Elle lui demandait distraitement s’il avait été heureux au jeu et écoutait la réponse avec son air de condescendance, souriant et hochant la tête tandis qu’il lui racontait ce qu’il avait fait au cercle et qu’il la priait pour la centième fois de ne jamais l’attendre. Mais il avait beau la prier, elle persévérait le lendemain à l’attendre, bien qu’elle ne s’intéressât pas le moins du monde à son jeu, d’où dépendait pourtant la fortune de papa.

Il faut dire qu’outre la passion de se sacrifier, elle était aussi poussée, dans ces occasions, par une jalousie qui la faisait beaucoup souffrir. Il était impossible de lui persuader que papa revenait réellement du cercle, et non d’ailleurs. Elle s’efforçait de lire sur son visage ses secrets de cœur, et, ne lisant rien du tout, elle soupirait, jouissant de son propre chagrin, et se livrait à la contemplation de son infortune.

Grâce à ces perpétuels sacrifices, on pouvait déjà remarquer vers la fin de l’hiver un changement dans les sentiments de papa. Il avait beaucoup perdu, était souvent de très mauvaise humeur et s’en prenait à sa jeune femme. Il en était déjà par moments à la haine sourde, à cette aversion contenue pour ce qu’on a aimé qui se traduit par une tendance inconsciente à causer à l’objet de son ancienne affection toute espèce de petits désagréments moraux.


LXXIX

OÙ JE M’EFFONDRE


L’époque de mon premier examen, sur le calcul différentiel et intégral, était arrivée, et j’étais encore dans une sorte de brouillard, incapable de me rendre un compte net de ce qui m’attendait. Le soir, en quittant mes camarades,