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Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/38

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mais ce n’est qu’à présent que je sais les apprécier ; quand j’étais enfant, je n’avais aucun soupçon de ce que valait cette vieille femme ; je ne me doutais pas que c’était une créature adorable et comme il y en a peu. Non seulement elle ne parlait jamais d’elle, mais elle n’y pensait jamais : sa vie entière ne fut qu’amour et abnégation. J’étais tellement accoutumé à son affection désintéressée pour nous, que je n’imaginais pas qu’il pût en être autrement et que je ne lui étais pas du tout reconnaissant ; jamais je ne songeais à me demander si elle était heureuse et contente.

Parfois, en classe, je demandais à sortir, mais c’était un prétexte et je courais à la chambre de Nathalie. Je m’asseyais et je commençais à rêvasser tout haut, sans m’embarrasser de sa présence. Elle n’était jamais à rien faire. Tantôt elle tricotait un bas, tantôt elle fouillait dans les coffres dont sa chambre était pleine, tantôt elle inscrivait le linge. Je lui racontais que quand je serais général, j’épouserais une femme d’une beauté merveilleuse, je m’achèterais un cheval alezan, je me bâtirais une maison de verre et j’écrirais en Saxe pour faire venir les parents de Karl Ivanovitch. Elle écoutait toutes mes bêtises en répétant de temps en temps : « Oui, mon petit père, oui. » D’ordinaire, quand je me levais pour m’en aller, elle ouvrait un coffre bleu ciel, sur le couvercle duquel (comme je me le rappelle !) étaient collés un hussard colorié, une petite image venant d’un pot de pommade et un dessin fait par Volodia. Elle tirait de ce coffre une cassolette, l’allumait et l’agitait en l’air. « Ça, petit père, ça vient d’Otchakov. Quand votre défunt grand-père — Dieu ait son âme — est allé se battre contre les Turcs, il l’a rapporté. Il ne reste plus que ce petit morceau. C’est la fin, » ajoutait-elle avec un soupir.

Dans les coffres dont sa chambre était pleine, il y avait de tout. Quand il manquait n’importe quoi, on disait : « Allons demander à Nathalie Savichna, » et, en effet,