Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/60

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tout cela m’a l’air de défaites qu’il a inventées pour être ici sans elle et pouvoir courir les cercles, les soupers et Dieu sait quoi Et elle ne se doute de rien. Vous savez quelle nature angélique : elle croit tout ce qu’il lui dit. Il lui a persuadé qu’il était nécessaire d’amener les enfants à Moscou, mais qu’il fallait qu’elle restât seule à la campagne avec son imbécile de gouvernante : elle l’a cru. Il lui dirait qu’il faut fouetter les enfants, comme la princesse Varvara Ilinitch fouette les siens, qu’elle le croirait, dit grand’mère en se retournant dans son fauteuil avec l’air du plus profond mépris. — Oui, mon ami, poursuivit-elle après un moment de silence en prenant sur sa petite table un des deux mouchoirs et en essuyant une larme, je me dis souvent qu’il est incapable de la comprendre et de l’apprécier, et qu’elle a beau l’aimer, être bonne et essayer de cacher son chagrin, — je le sais très bien, — elle ne peut pas être heureuse avec lui. Rappelez-vous ce que je vous dis, s’il ne… »

Grand’mère cacha son visage avec son mouchoir.

« Eh ! ma bonne amie ! dit le prince d’un ton de reproche, je vois que vous n’êtes pas devenue plus raisonnable — toujours à vous ronger et à pleurer pour des chagrins imaginaires. Comment n’avez-vous pas honte ? Il y a longtemps que je le connais pour un excellent mari, bon et attentif, et, de plus, c’est un parfait honnête homme. »

Ayant entendu involontairement une conversation qui ne m’était pas destinée, je m’esquivai sur la pointe du pied. J’étais très ému.


XIV

LES IVINE


« Volodia ! Volodia ! Les Ivine ! » criai-je en apercevant par la fenêtre trois jeunes garçons en paletots bleus à