Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/77

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ressemblait à rien, et je finis par m’arrêter tout à fait. Tout le monde me regardait, qui avec surprise, qui avec curiosité, qui d’un air railleur, qui avec compassion ; ma grand’mère seule regardait avec une indifférence complète.

« Il ne fallait pas danser, si vous ne saviez pas ! » dit derrière moi la voix irritée de papa, et, m’ayant écarté, il prit la main de ma danseuse, fit avec elle un tour à l’ancienne mode, ce qui lui valut un succès général, et la reconduisit à sa place. Au même instant, la mazurke finit.

« Mon Dieu ! pourquoi me punis-tu si cruellement ! »

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« Tout le monde me méprise et me méprisera toujours… Toutes les routes me sont fermées désormais : amitié, amour, honneurs…, tout est perdu pour moi !!! Pourquoi Volodia me faisait-il des signes que tout le monde voyait et qui ne pouvaient me servir à rien ? pourquoi cette affreuse princesse regardait-elle comme ça mes pieds ? pourquoi Sonia… elle est bien gentille, mais pourquoi souriait-elle ? pourquoi papa a-t-il rougi et m’a-t-il pris par le bras ? Est-ce qu’il aurait honte de moi ? Oh, c’est affreux ! Si petite maman était là, elle ne rougirait pas de son petit Nicolas !… » Mon imagination vole au loin vers cette chère image. Je revois la prairie devant la maison, les grands tilleuls du jardin, l’étang transparent sur lequel les hirondelles volent en rond, le ciel bleu semé de nuages blancs et diaphanes, les meulettes odorantes de foin nouveau, et beaucoup d’autres images paisibles, aux belles couleurs, qui flottent dans mon imagination troublée.


XVIII

APRÈS LA MAZURKE


Au souper, le jeune homme à qui j’avais pris sa danseuse se plaça avec nous à la table des enfants. Il s’occupait