Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/95

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Peut-être, du monde meilleur où elle s’était envolée, sa belle âme contemplait-elle avec tristesse le monde où elle nous avait laissés ; elle voyait mon chagrin, en avait pitié ; avec un divin sourire de compassion, elle descendait sur la terre, portée par les ailes de l’amour, pour me consoler et me bénir.

La porte cria et un chantre entra ; il venait remplacer l’autre. Ce bruit me fit revenir à moi, et ma première pensée fut qu’en me voyant debout sur cette chaise, les yeux secs et dans une pose qui n’avait rien de touchant, le chantre pourrait me prendre pour un petit garçon dépourvu de sensibilité, qui montait sur les chaises par curiosité : je fis le signe de la croix, m’inclinai et me mis à pleurer.

Lorsque je pense maintenant à ce que j’éprouvais alors, je m’aperçois que ma seule minute de vrai chagrin a été cette minute d’inconscience. Avant et après l’enterrement, je ne cessai pas de pleurer et d’être triste ; mais j’ai honte de me rappeler cette tristesse, car elle était toujours mêlée d’un sentiment personnel : tantôt le désir de montrer que j’avais plus de chagrin que tous les autres ; tantôt la préoccupation de l’effet que je produisais ; tantôt une curiosité sans but, qui attachait mes yeux sur le bonnet de Mimi ou sur les visages des assistants. Je me méprisais de ne pas être entièrement absorbé par la douleur et je m’efforçais de dissimuler les autres sentiments qui m’occupaient : il en résultait que mon chagrin manquait de naturel et de sincérité. J’éprouvais d’ailleurs un certain plaisir à penser que j’étais un enfant malheureux ; je m’appliquais à éveiller la conscience de mon malheur et ce sentiment égoïste contribuait plus que les autres à étouffer en moi le vrai chagrin.

Je dormis cette nuit-là profondément et tranquillement, ainsi qu’il arrive toujours après une grande douleur, et je m’éveillai les nerfs calmés et les larmes taries. À dix heures, on nous appela pour le service qui avait lieu avant la levée du corps. La salle était pleine de domes-