Page:Tolstoï - Une lettre inédite.djvu/8

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nés, d’envieux plus mangeurs que la foule de nos démagogues anticléricaux.

Il est permis d’être antichrétien, et je crois bien qu’en un sens nous sommes inchrétiens. Mais c’est par un singulier malentendu, criminel s’il est volontaire, et singulièrement plat s’il est inconscient, c’est par un contresens inouï, redoutable en tout cas, voulu ou non voulu, et bête surtout, que nos antimilitaristes militaristes, nos anticléricaux cléricalistes, nos démocrates autoritaires vont chercher dans Tolstoi des excitations qui n’y sont pas, vont voler dans Tolstoi des encouragements qui ne sont pas faits pour eux, des exhortations chrétiennes, et qui ne sont pas faites pour eux.

Si ce grand chrétien était né parmi nous, si nous avions sur nous l’inépuisable poussée de son génie, si dans nos affaires mêmes, au cœur de nos passions, dans nos peines et dans nos misères nous avions non pas son intervention lointaine et traduite, mais son intervention immédiate, mais sa présence même, la présence de son amour et la présence de sa charité, par dessus tout si nous avions parmi nos luttes et parmi les haines et parmi les envies et la jalousie envieuse la présence encombrante, la présence réelle de sa paix réelle, de sa paix morale, de sa paix avertie, de sa paix première, antérieure, savante et naïve, désabusée mais pleine et grosse d’espoir, si Tolstoi vivait à Paris, allait se promener au Luxembourg, avait affaire à la Chambre et au Sénat, comme il aurait affaire à Antoine et à Mounet-Sully, d’abord nous saurions ce qu’est un chrétien véritable, et nous saurions que c’est beaucoup plus fort que monseigneur l’archevêque de Paris, et nous saurions que ça ne se mange pas aussi facilement