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Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/122

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souciait pas non plus de l’avenir, surtout d’un avenir en dehors du cercle qui l’entourait. Il était choqué des lettres de ses amis, qui avaient l’air de le plaindre, le considérant comme entièrement perdu, tandis que lui croyait perdus ceux qui vivaient en dehors de son existence. Il se persuadait qu’il ne se repentirait jamais de s’être arraché au passé et d’être entré dans cette existence solitaire et uniforme. Il s’était senti heureux pendant ses campagnes et dans les forteresses, mais ici, sous l’aile protectrice de Jérochka, à l’ombre de la forêt, et principalement vis-à-vis de Marianna et de Lucas, il voyait clairement les mensongères illusions de sa vie d’autrefois ; elle lui paraissait maintenant encore plus hideuse et plus ridicule. Chaque jour il se sentait devenir plus homme et plus libre. Le Caucase n’avait pas répondu à son attente et ne ressemblait en rien à ce qu’il s’était figuré dans ses rêves, ni à ce qu’il avait lu dans les romans. Il n’y avait ici ni Amalat-Bek, ni héros, ni grand criminel. « Les hommes, pensait-il, vivent ici selon les lois de la nature ; ils naissent, engendrent, se battent, mangent, boivent, jouissent de la vie, meurent et ne connaissent d’autres lois que celles imposées Invariablement par la nature au soleil, à la végétation, aux animaux. Il n’y en a pas d’autres. » Ces hommes lui semblaient meilleurs, plus énergiques, plus libres que lui ; en se comparant à eux, il avait honte et pitié de lui-même. L’idée lui venait de s’arracher entièrement au passé, de se naturaliser Cosaque, d’acheter une cabane, du bétail, d’épouser une Cosaque, mais pas Marianna, — il la cédait à Loukachka, — et de vivre avec Jérochka, d’aller avec lui à la chasse, à la pêche et en excursion avec les Cosaques.

« Pourquoi donc aviser ? Pourquoi attendre ? » se demandait-il. Il s’encourageait et se faisait honte. « Pourquoi craindre de faire ce qui est raisonnable et juste ? Quel mal y a-t-il à vouloir devenir simple Cosaque, à vivre selon la nature, à ne faire de mal à personne, au con-