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Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/184

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— Non, il entend encore, mais il est très mal », et elle ajoute tout bas : « Je lui ai fait boire un peu de thé tantôt ; il ne m’est rien, mais on a de la pitié, n’est-ce pas ? Eh bien ! il en a à peine avalé quelques gorgées.

— Comment te sens-tu ? » lui demandez-vous.

Au son de votre voix, les prunelles de ses yeux se tournent vers vous, mais le blessé ne voit ni ne comprend plus.

« Ça brûle au cœur ! » murmure-t-il.

Un peu plus loin, un vieux soldat change de linge. Son visage, son corps sont de la même couleur brune et d’une maigreur de squelette. Il lui manque un bras, désarticulé à l’épaule ; il est assis sur son lit, il est hors d’affaire ; mais, à son regard terne, sans vie, à son affreuse maigreur, à son visage ridé, vous voyez que cet être a déjà passé la meilleure partie de son existence à souffrir.

Sur le lit d’en face, vous apercevez la figure pâle, délicate, crispée par la douleur, d’une femme dont la fièvre empourpre les joues.

« C’est la femme d’un matelot, un obus lui a touché le pied, me dit mon guide, pendant qu’elle portait à dîner à son mari sur le bastion.

— Et on l’a amputée ?

— Au-dessus du genou. »

Maintenant, si vos nerfs sont forts, entrez là-bas à gauche. C’est la chambre des opérations et des pansements. Vous y voyez des médecins, la figure pâle et sérieuse, les bras tachés de sang jusqu’au coude, auprès du lit d’un blessé, étendu, les yeux ouverts, qui délire sous l’influence du chloroforme et prononce des paroles entrecoupées, les unes sans importance, les autres attendrissantes. Les médecins sont tout entiers à leur besogne répulsive, mais bienfaisante : l’amputation. Vous y verrez la lame recourbée et tranchante s’introduire dans la chair saine et blanche ; le blessé revenir subitement à lui avec des cris déchirants, des imprécations ; l’aide-chirurgien jeter dans un coin le