Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/193

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

d’une voix tremblante : « Adieu, pardon, mes frères ! » dit-il ; il voudrait parler encore, on voit qu’il cherche à leur dire quelque chose de touchant, mais il se borne à répéter : « Adieu, mes frères ! » Un camarade s’approche du blessé, lui met son bonnet sur la tête et retourne à son canon avec un geste de parfaite indifférence. À l’expression terrifiée de votre figure : « C’est tous les jours ainsi de sept à huit hommes », dit l’officier en bâillant et roulant entre ses doigts sa cigarette en papier jaune…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Eh bien ! vous venez de voir les défenseurs de Sébastopol sur le lieu même de la défense, et vous retournez sur vos pas sans accorder, chose étrange, la moindre attention aux boulets et aux balles qui continuent à siffler tout le long du chemin jusqu’aux ruines du théâtre. Vous marchez avec calme, l’âme élevée et fortifiée, car vous emportez la consolante certitude que jamais, nulle part, la force du peuple russe ne saurait être ébranlée, et cette certitude, vous l’avez puisée non dans la solidité des parapets, des tranchées ingénieusement combinées, dans la quantité des mines, des canons entassés les uns sur les autres et auxquels vous n’avez rien compris, mais dans les yeux, les paroles, la tenue, dans ce qu’on appelle l’esprit des défenseurs de Sébastopol.

Il y a tant de simplicité et si peu d’efforts dans ce qu’ils font que vous restez persuadé qu’ils pourraient, s’il le fallait, faire cent fois davantage, qu’ils pourraient faire tout. Vous devinez que le sentiment qui les fait agir n’est pas celui que vous avez éprouvé, mesquin, vaniteux, mais un autre, plus puissant, qui en a fait des hommes vivant tranquillement dans la boue, travaillant et veillant sous les boulets avec cent chances pour une d’être tués contrairement au lot commun de leurs semblables. Ce n’est pas pour une croix, pour un grade ; ce n’est pas forcé par des menaces qu’on se soumet à des conditions d’existence aussi épouvantables : il faut qu’il y ait un autre mobile