Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/37

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le tronc. « Ha ! fit-il en saisissant son fusil Je tuerai à moi seul un Abrek ! »

Il plaça rapidement le support, y appuya le fusil, l’arma en retenant sa respiration et, ne perdant pas de vue l’ennemi, il le visa. « Je l’aurai ! » pensait-il. Cependant son cœur battait si violemment qu’il attendit un instant et prêta l’oreille. Le tronc fit un bruyant plongeon, puis recommença à flotter lentement, fendant l’eau dans la direction de notre rive.

Si j’allais le manquer ? pensait le Cosaque. La lueur incertaine de la lune éclaira faiblement un Tatare près du tronc. Lucas visa la tête : elle paraissait tout près, au bout du canon du fusil ; il leva un peu les yeux. « C’est un Abrek ! » se dit-il avec joie, et, se jetant brusquement à genoux, il mit en joue, visa de nouveau, et, cédant machinalement à une habitude d’enfance, il murmura : « Au nom du Père, du Fils… » et lâcha la détente. Le coup de feu éclaira momentanément l’eau, les roseaux, se répercuta sur le fleuve et alla se perdre au loin en un sourd grondement. Le tronc et la branche ne fendaient plus le fleuve, mais tournoyaient emportés par le courant.

« Arrête ! s’écria Ergouchow se dressant de derrière la poutre et cherchant son fusil.

— Tais-toi, mille diables ! murmura Lucas d’une voix étouffée et les dents serrées ; ce sont les Abreks !

— Loukachka ! qui as-tu tué ? » demandait Nazarka.

Mais le Cosaque se taisait et rechargeait son fusil, en suivant des yeux le tronc que le courant emportait : un banc de sable l’arrêta, et une masse noire s’éleva en chancelant au-dessus de l’eau.

— Qu’as-tu tué ? dis donc ! répétaient les Cosaques.

— Les Abreks ! ce sont les Abreks ! répondait Lucas.

— Tu radotes ! ton fusil aura éclaté.

— J’ai tué un Abrek ! s’écria Lucas d’une voix entrecoupée, et sautant sur ses jambes : il nageait là, vois-tu !… près du bas-fond, et je l’ai tué !…