Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/66

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mollah ou un cadi tatare : ils disent que nous sommes des giaours infidèles et qu’il ne faut pas s’attabler avec nous. En somme, chacun tient à sa religion. À mon avis, toute foi est bonne. Dieu a créé l’homme pour être heureux ; il n’y a péché à rien. Prends exemple de la bête : elle se couche dans nos roseaux comme dans ceux des Tatares ; elle choisit son gîte où elle le trouve ; elle prend ce que Dieu envoie. Et les nôtres qui assurent qu’en punition nous lécherons des poêles ardentes ! Je suis persuadé que c’est faux, ajouta-t-il après un moment de réflexion.

— Qu’est-ce qui est faux ? demanda Olénine.

— Ce que disent nos docteurs en religion. Nous avions à la tcherulenaïa un chef de sotnia, un ami à moi, un brave et beau garçon comme moi-même. Les Tchétchènes l’ont tué. Il avait l’habitude de dire que ces docteurs de la loi inventaient ce qu’ils nous enseignaient. « Nous mourrons tous, disait-il, l’herbe croîtra sur notre tombe, et c’est tout ! » (Le vieux se mit à rire.) C’était-il un enragé, celui-là !

— Quel âge as-tu ? demanda Olénine.

— Dieu sait ! Peut-être bien soixante-dix ans. Je n’étais plus un enfant que votre tsarine régnait encore ; compte donc mon âge ! Soixante-dix ans au moins.

— Oui, mais tu es encore très vert.

— Dieu merci, je me porte bien, très bien ! Seulement, une maudite sorcière m’a jeté un sort…

— Comment cela ?

— Oui, elle m’a jeté un sorti…

— Ainsi donc, après notre mort, l’herbe croîtra sur notre tombe ? » répéta Olénine.

Jérochka ne voulait pas s’expliquer plus clairement. Il garda le silence pendant quelques moments.

« Et que croyais-tu ? Mais bois donc ? » s’écria-t-il en souriant et en présentant son verre.