Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/98

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incohérentes. Il montra ses dents blanches, éclata de rire et sauta dans la nacelle.

Le frère du défunt était assis immobile et regardait fixement le rivage opposé. Il y avait en lui tant de mépris et de dédain concentrés, qu’il n’éprouvait aucune curiosité à ce qui se passait autour de lui. Le drogman était debout, manœuvrant adroitement la frêle embarcation, jetant les rames tantôt d’un côté, tantôt de l’autre et parlant sans discontinuer. La nacelle fendait rapidement le fleuve dans sa largeur et diminuait de dimension à vue d’œil en s’éloignant ; le son des voix n’arrivait qu’indistinctement aux Cosaques. Les Tchétchènes abordèrent à l’autre rive, où les attendaient leurs chevaux. Ils enlevèrent le corps et le jetèrent en travers d’un cheval qui se cabrait ; puis ils montèrent en selle et passèrent au pas devant l’aoul, où la foule était accourue pour les voir.

Les Cosaques étaient animés et contents. On entendait de tous côtés leurs rires et leurs joyeux propos. Le centenier et le chef de la stanitsa entrèrent dans la cabane pour se rafraîchir. Lucas, le visage animé et tâchant vainement de prendre un air grave, restait assis, les coudes sur ses genoux et ratissant une baguette.

« Que fumez-vous ? dit-il à Olénine, feignant une curiosité qu’il n’avait pas ; est-ce bon ? »

Il s’adressait à Olénine parce qu’il le voyait mal à l’aise parmi les Cosaques.

« J’y suis habitué. Et quoi ? dit Olénine.

— Hem ! si l’un de nous osait fumer, malheur à lui ! Voyez-vous ces montagnes ? continua Lucas, lui montrant le défilé, elles paraissent bien près, mais vous n’y parviendrez pas. Comment ferez-vous pour revenir à la maison ? Il fait sombre ; je puis vous reconduire si vous voulez ; demandez à l’ouriadnik qu’il me laisse aller.

— Quel beau garçon ! pensait Olénine, admirant l’expression de franche gaieté du Cosaque. Il se rappela Marianna, le baiser furtif sous la porte cochère. L’ignorance et le