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Page:Tolstoy - Christianity and Patriotism.djvu/15

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Patriotisme et christianisme

I.

Les peuples russes et français ont vécu pendant plusieurs siècles avec une connaissance l’un de l’autre – entrant parfois en rapports amicaux, et plus souvent, malheureusement, en rapports très inamicaux, à l’instigation de leur gouvernement respectifs – quand tout à coup, parce qu’un escadron français est venu à Kronstadt il y a deux ans, et que ses officiers, ayant atterri, mangé beaucoup, bu une variété de boissons en divers endroits, entendu et prononcé bien des paroles hypocrites et insensées ; et parce qu’un escadron russe est arrivé à Toulon l’an dernier, et que ses officiers ayant été à Paris, ont mangé et bu là copieusement, entendu et prononcé encore plus de paroles stupides et mensongères, – on en vint à ce que non seulement ceux qui avaient mangé, bu et parlé, mais tous ceux qui était présent, et même ceux qui avaient simplement entendu parlé de ces évènements ou lu à leur propos dans les journaux – tous ces millions de français et de russes – ont soudain imaginé que d’une manière toute particulière ils étaient épris les uns des autres ; c’est-à-dire que tous les français aimaient tous les russes, et que tous les russes aimaient tous les français.

Ces sentiments ont été exprimés en octobre dernier en France des manières les plus incroyables. La description suivante de ces évènements est parue dans la Revue du Village, un journal qui recueille ses informations dans la presse quotidienne : –

« Quand les escadrons français et russe se sont rencontrés, ils se sont salués l’un l’autre avec des salves d’artillerie, et avec des cris passionnés et enthousiastes de "Hourra ! " "Vive la Russie ! " "Vive la France ! "

« Les orchestres de marine (il y a avait aussi des orchestres sur la plupart des bateaux loués) contribuaient à tout ce tapage, le russe jouant "Dieu bénisse le Tsar ! ", et le français la "Marseillaise", le public sur les bateaux (à vapeur) agitant ses chapeaux, drapeaux, mouchoirs et bouquets de fleurs. Plusieurs péniches étaient complètement remplies d’hommes et de femmes des classes populaires avec leurs enfants, brandissant des bouquets de fleurs et criant "Vive la Russie ! " de toute leur force. À la vue d’un tel enthousiasme national, nos marins ne pouvaient pas contenir leurs larmes.

« Tous les bâtiments de guerre français présents dans le port étaient alignés en deux divisions, et notre flotte est passée entre eux, le vaisseau de l’amiral en tête. On approchait d’un splendide moment.

« Un salut en l’honneur de la flotte française est parti de quinze canons du navire amiral russe, et le navire amiral français a répondu avec trente. L’hymne national russe retentissait des lignes françaises ; les marins français montaient sur leurs mâts et gréement ; des vociférations de bienvenu s’échappaient sans interruption des deux flottes et des bateaux environnants. Les marins faisaient signe de leurs bonnets, les spectateurs de leurs chapeaux et mouchoirs, en l’honneur des invités bien-aimés. De toutes parts, la mer et la côte, tonitruait le cri universel "Vive la Russie ! " "Vive la France ! "

« Suivant la coutume dans les visites navales, l’Amiral Avellan et les officiers de son état-major sont venus à terre présenter leurs hommages aux autorités locales. Ils ont été rencontrés par l’état-major français et les fonctionnaires seniors du Port de Toulon sur le débarcadère. Des salutations amicales ont suivies, accompagnées du tonnerre de l’artillerie et du carillon des cloches.

« L’orchestre maritime jouait l’hymne national russe "Dieu bénisse le Tsar ! ", "Vive le Tsar ! ", qui a été accueilli d’un hurlement de "Vive le Tsar ! " "Vive la Russie ! " par les spectateurs. La clameur s’est enflée en un seul boucan majestueux qui étouffait la musique et même la canonnade. Ceux qui étaient présents disent que l’enthousiasme de la foule immense a atteint son paroxysme à ce moment-là, et qu’il serait impossible d’exprimer en paroles les sentiments qui ont submergés les cœurs de tous ceux qui assistaient à la scène.

« L’amiral Avellan, avec la tête découverte et accompagné des officiers français et russes, s’est ensuite rendu aux bâtiments administratifs de la marine, où il a été reçu par le ministre français de la marine. En souhaitant la bienvenue à l’amiral, le ministre a dit : "Kronstadt et Toulon ont plusieurs fois été témoins de la sympathie qui existe entre les peuples français et russe. Vous serez reçu partout comme le plus bienvenue des amis. Notre gouvernement et toute la France vous saluent, vous et vos camarades, à votre arrivée en tant que représentants d’une grande nation honorable."

« L’amiral a répondu qu’il était incapable de trouver le langage pour exprimer ses sentiments."La flotte russe et toute le Russie vous seront reconnaissant pour cette réception," dit-il.

« Après quelques paroles additionnelles, l’amiral a encore remercié le ministre pour sa réception en prenant congé de lui. "Je ne peux pas vous quitter sans prononcer ces paroles qui sont écrites dans les cœurs de chaque russe : Vive la France ! " »

Telle fût la réception à Toulon. L’accueil et les festivités ont été encore plus extraordinaires à Paris : –

« Tous les yeux sont dirigés vers le Boulevard des Italiens, d’où l’on attend l’émergence des marins russes. Enfin, au loin, le grondement de tout un ouragan de cris et d’acclamations se fait entendre. Le grondement devient plus retentissant, plus net. L’ouragan s’approche manifestement. La foule se répand sur la Place. La police se hâte pour dégager le parcours du Cercle Militaire, mais la tâche n’est pas facile. Parmi les spectateurs, la bousculade et la dispute dépassent toute description. Finalement, la tête du cortège apparaît sur la Place. Il s’élève immédiatement un cri assourdissant de "Vive la Russie ! " "Vivent les russes ! "

« Toutes les têtes sont découvertes ; les spectateurs emplissent les fenêtres et les balcons, ils couvrent même les toits, agitent leurs mouchoirs, drapeaux, chapeaux, poussent des hourras d’enthousiasme, et lancent des cocardes de drapeaux tricolores des fenêtres supérieures. Une mer de mouchoirs, chapeaux et drapeaux flotte au dessus des têtes de la foule au-dessous ; cent milles voix crient frénétiquement, "Vive la Russie ! " "Vivent les russes ! " ; Le public fait de rudes efforts pour entrevoir les chers invités, et essaie de toutes les manières d’exprimer son enthousiasme. »

Un autre correspondant écrit que le ravissement de la foule était comme un délire. Un journaliste russe qui était à Paris à ce moment-là décrit ainsi l’entrée des marins russes : -

« En vérité, on peut dire que cet évènement est d’importance universelle, renversant, assez touchant pour provoquer des larmes, une influence édifiante sur l’âme, la faire vibrer de cet amour qui voit dans les hommes des frères, qui hait le sang et la violence et le rapt d’un enfant à sa mère. J’ai été dans une sorte de torpeur pendant les dernières heures. Ce semblait presque excessivement étrange de se tenir dans le terminus de la gare des chemins de fer de Lyon, au milieu des représentants du gouvernement français dans leurs uniformes brodés d’or, parmi les autorités municipales en grandes tenues, et d’entendre les cris de "Vive la Russie ! " "Vive le Tsar ! " et notre hymne nationale joué et rejoué.

« Où suis-je, me demandais-je ? Qu’est-il arrivé ? Quelle courant magique a uni tous ces sentiments, toutes ces aspirations en un seul flot ? N’est-ce pas là la présence sensible du Dieu d’amour et de fraternité, la présence de l’idéal le plus noble descendant dans Ses moments les plus suprêmes sur l’homme ?

« Mon âme est si remplie de quelque chose de beau, de pure et d’élevé, que ma plume est incapable de l’exprimer. Les mots sont faibles en comparaison de ce que j’ai vu et ressenti. Ce n’était pas de l’extase, le mot est trop banal ; c’était mieux que de l’extase. Plus pittoresque, plus profond, plus heureux, trop différent. Il est impossible de décrire ce qui a eu lieu au Cercle Militaire quand l’amiral Avellan est apparu au balcon du deuxième étage. Ici les mots sont inutiles. Durant le "Te Deum," pendant que le chœur était en train de chanter dans l’église "O Seigneur, sauve ton peuple," à travers la porte ouverte, dans la rue, les fanfares jouaient les accords triomphaux de la "Marseillaise."

« Cela produisit une impression incroyable, inexprimable. » [Novoye Vremya (New Time), Oct. 1893]