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Page:Tolstoy - Christianity and Patriotism.djvu/46

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VI.

« Mais il n’y a rien de tel qui soit ; nous n’avons aucune intention belliqueuse, » réplique-t-on. « Tout ce qui est arrivé est l’expression de sympathie mutuelle entre deux nations. Que peut-il y avoir de malvenu dans la réception triomphale et honorable des représentants d’une nation amicale par les représentants d’une autre nation ? Que peut-il y avoir de mal à cela, même si nous reconnaissons que l’alliance est significative d’une protection d’un voisin dangereux qui menace l’Europe de guerre ? »

C’est mauvais parce que c’est faux – une fausseté des plus évidente, insolente, inexcusable et inique.

Il est hypocrite cet amour engendré soudain des russes pour les français et des français pour les russes. Et elle est hypocrite cette insinuation de notre haine et de notre manque de confiance à l’égard des allemands. Et encore plus hypocrite est-il que le but de toutes ces orgies indécentes et insensées soit la préservation de la paix en Europe.

Nous sommes tous conscients que nous n’avons jamais ressentis avant, ni depuis, quelque amour spécial que ce soit pour les français, ou quelque animosité que ce soit envers les allemands.

On nous dit que les allemands ont des projets contre la Russie, que la Triple Alliance[1] menace d’anéantir notre paix et celle de l’Europe, et que notre alliance avec la France assurera un balance égale du pouvoir et sera une garantie de paix. Mais cette affirmation est si manifestement stupide que j’ai honte de la réfuter sérieusement. Pour qu’il en soit ainsi – c’est-à-dire pour que l’alliance garantisse la paix – il serait nécessaire de rendre les Pouvoirs mathématiquement égaux. Si la prépondérance était du côté de l’alliance franco-russe, le danger serait le même, ou même plus grand, parce que si Wilhelm qui est à la tête de la Triple Alliance est une menace à la paix, la France qui ne peut pas se résigner à la perte de ses provinces serait une menace encore plus grande. La Triple Alliance a été appelée une alliance de paix, alors que pour nous elle s’est révélée être une alliance de guerre. Exactement comme l’alliance franco-russe ne peut être considérée maintenant que comme une alliance de guerre.

Par ailleurs, si la paix dépend d’une balance égale du pouvoir, comment seront définies les unités entre lesquels l’équilibre sera établi ?

L’Angleterre affirme que l’alliance franco-russe est une menace à sa sécurité, ce qui rend nécessaire une nouvelle alliance de sa part. Et en combien d’unités exactement l’Europe sera-t-elle divisée pour qu’on parvienne à cet équilibre égal ?

À dire vrai, s’il faut un tel équilibre, alors dans toute société humaine un homme plus fort que ses semblables est déjà dangereux, et les autres doivent prendre part à une alliance défensive afin de lui résister.

On demande : « Qui a-t-il de mal dans le fait que la France et la Russie expriment leur sympathie mutuelle pour la préservation de la paix ? L’expression est mauvaise parce qu’elle est fausse, et une fois prononcée, une fausseté ne finit jamais sans faire de mal.

Le diable était un meurtrier et le père du mensonge [Jean, VIII, 44]. La fausseté mène toujours au meurtre ; et surtout dans un cas tel que celui-là.

Ce qui se produit aujourd’hui est exactement comme ce qui est arrivé avant notre dernière guerre Turque, alors qu’il était supposé qu’un amour avait soudain été réveillé de notre part envers des frères slaves dont personne n’avait entendu parler depuis des siècles ; quoique les français, les allemands et les anglais nous ont toujours été incomparablement plus proches et plus précieux que quelques bulgares, serbes ou monténégrins. Et c’est exactement le même enthousiasme, les mêmes réceptions et les mêmes solennités qui étaient observées en cette occasion, arrivées à l’existence par des hommes comme Aksakof et Katkof qui sont déjà mentionné à Paris comme des patriotes modèles. Puis, comme maintenant, l’amour engendré soudainement des russes pour les slaves n’était que des mots.

Puis à Moscou comme à Paris maintenant, quand l’affaire a commencée, les gens mangeaient, buvaient, disaient des idioties l’un à l’autre, étaient très affectés par leurs nobles sentiments, parlaient d’union et de paix, passant sous silence le sujet principal – le projet contre la Turquie.

La presse aiguillonnait l’enthousiasme, et le gouvernement s’est graduellement mêlé au jeu. La Serbie s’est révoltée. Des notes diplomatiques ont commencées à circuler et des articles semi-officiels à apparaître. La presse mentait, inventait et rageait de plus en plus, et à la fin, Alexandre II qui ne souhaitait vraiment pas la guerre, a été obligé d’y consentir ; et ce que nous savons a eu lieu, la perte de centaines de milliers d’hommes innocents, et l’abrutissement et la duperie de millions de personnes.

Ce qui est arrivé à Paris et Toulon, et a depuis été fomenté par la presse, mène à l’évidence à une calamité semblable ou pire.

D’abord, de la même manière, aux accents de la « Marseillaise » et de « Dieu bénisse le Tsar, » certains généraux et ministres buvaient à la France et à la Russie en l’honneur de divers régiments et flottes ; la presse publiait ses faussetés ; des foules oisives de gens en santé, ne sachant pas comment utiliser leur force et leur temps, jabotaient des discours patriotiques, attisaient l’animosité contre l’Allemagne ; et à la fin, aussi pacifique qu’Alexandre II puisse être, les choses se combineront de telle façon qu’il sera incapable d’éviter la guerre, qui sera demandée par tous ceux qui l’entourent, par la presse, et comme ce semble toujours être le cas, par toute l’opinion publique de la nation. Et, avant qu’on puisse jeter un coup d’œil alentour, l’habituelle proclamation absurde de mauvaise augure paraîtra dans les journaux ; –

« Nous, par la grâce de Dieu, le Grand Empereur autocratique de Russie, Roi de Pologne, Grand Duc de Finlande, etc., proclamons à tous nos fidèles sujets que, pour le bien-être de ces bien-aimés sujets nôtres, légués par Dieu à nos soins, nous avons jugé de notre devoir devant Dieu de les envoyer au massacre. Que Dieu nous aide. »

Les cloches carillonneront, des hommes à cheveux longs s’habilleront en fourreaux or et prieront pour un heureux carnage. Et la vieille histoire recommencera, les effroyables actions habituelles.

Les éditeurs de la presse quotidienne heureux de recevoir un plus grand revenu commenceront, au nom du patriotisme, à inciter avec virulence les hommes à la violence et au meurtre. Les manufacturiers, marchands, entrepreneurs pour les magasins militaires se hâteront joyeusement autour de leur commerce, dans l’espoir de doubler les recettes.

Toutes sortes de fonctionnaires s’activeront en entrevoyant une possibilité de dérober quelque chose de plus que d’habitude. Les autorités militaires se presseront ici et là, touchant paye et ration doubles, et dans l’espérance de recevoir, pour le meurtre d’autres hommes, divers ornements stupides dont ils font grand cas tel que rubans, croix, décorations et étoiles. Des dames et des messieurs paresseux feront un tas d’histoires, inscrivant leurs noms à la Société de la Croix-Rouge, prêts à panser les blessures de ceux que leurs pères et frères mutileront, et ils s’imagineront qu’en faisant cela ils accomplissent une œuvre des plus chrétiennes.

Et dissimulant le désespoir de leurs âmes par des chansons, de la licence et du vin, les hommes se tireront en avant, arrachés au travail pacifique, à leurs femmes, mères et enfants, — des centaines de milliers d’hommes accommodants et simples avec des armes meurtrières dans leurs mains, — ils peuvent être poussés n’importe où.

Ils marcheront, gèleront, auront faim, souffriront de maladie, et en mourront, ou iront finalement quelque part où ils seront tués par milliers, ou tueront eux-mêmes des milliers de personnes sans aucune raison – des hommes qu’ils n’ont jamais vu avant, et qui ne leur ont causé aucun problème, ni ne le pouvaient.

Et lorsque le nombre de malades, de blessés et de tués deviendra si grand qu’il ne restera pas assez de mains pour les ramasser, et lorsque l’air sera si infecté par l’odeur de putréfaction de la « chair à canon » que même les autorités trouveront cela désagréable, une trêve sera faite, les blessés seront ramassés n’importe comment, on fera rentrer les malades et les entassera les uns contre les autres en foules, les morts seront couvert de terre et de chaux, et encore une fois toute la multitude d’hommes abusés seront trompés et dupés jusqu’à ce que ceux qui ont imaginé le projet s’en lassent, ou jusqu’à ce que ceux qui pensaient trouver cela profitable reçoivent leur butin.

Et ainsi, les hommes seront une fois de plus rendus sauvages, furieux et brutaux, et l’amour s’attiédira dans le monde, et la conversion de l’humanité au Christianisme, qui a déjà commencée, déchoira pendant des dizaines et des centaines d’années. Et ainsi, une fois de plus, les hommes qui en auront recueilli du profit affirmeront tous que, puisqu’il y a eu une guerre ce devait être nécessaire qu’il y en ait une, et que d’autres guerres doivent suivre, et ils prépareront encore les générations futures à une continuation de tuerie en les corrompant à partir de leur enfance.[2]

  1. « Triple-Alliance : accord encore connu sous le nom de Triplice, constituée par l’adhésion de l’Italie, en 1882, à une alliance austro-germanique de 1879. Il fut renouvelé en 1887 et cessa en 1915, lors du passage de l’Italie dans le camp allié. » (Dictionnaire Petit Larousse).
  2. L’enseignement de l’histoire est un domaine où s’exerce généralement cette corruption à laquelle les gens sont soumis dès l’enfance. Bien que la réflexion philosophique de Tolstoï ait beaucoup progressée par la suite, il notait l’insuffisance de la présentation "scientifique" courante de l’histoire, qui néglige le caractère moral essentiel des évènements, et que l’on pourrait donc qualifier de « corruptrice » par son silence, dans Guerre et Paix (1878) : —

    « Vers la fin de l’année 1811, une mobilisation et une concentration de forces a commencé en Europe de l’ouest ; Et en 1812, ces forces – des millions d’hommes, en comptant ceux qui étaient occupés au transport et au ravitaillement des armées – se sont déplacées de l’ouest à l’est vers les frontières de la Russie, où les forces russes se sont alignées exactement comme elles l’avaient fait l’année précédente.

    Le 24 juin, les forces de l’Europe de l’ouest ont traversées la frontière russe, et la guerre a commencée : en d’autres termes, il est survenu un évènement opposé à la raison humaine et à la nature humaine.

    Des millions d’hommes ont commis les uns contre les autres des crimes innombrables, tromperies, trahisons, vols, falsifications, résultats de faux assignats [papier-monnaie créé en France à l’époque de la Révolution française], déprédations, feux incendiaires, meurtres, tels que les annales de toutes les courts ne pourraient les égaler dans l’ensemble des siècles ; et pourtant que les auteurs ne considéraient pas comme des délits à ce moment-là. Qu’est-ce qui a provoqué cet évènement extraordinaire ? Quelles en sont les causes ?

    Les historiens disent avec une crédulité naïve que les causes de ces évènements se trouvent dans l’affront qui a été présenté au Duc d’Oldenbourg, dans le mépris du « Système Continental, » dans les ambitions de Napoléon, la fermeté d’Alexandre, les erreurs des diplomates, et quoi encore. (…)

    On comprend facilement que ces causes et d’innombrables autres – dont la diversité infinie est simplement proportionnelle à la diversité infinie des points de vue – satisfaisaient les hommes qui vivaient à cette époque là ; mais pour nous, la Postérité, qui somment assez éloignés pour réfléchir à l’importance de l’évènement dans une perspective plus vaste, et qui cherchons à sonder sa simple et terrible signification, de telles raisons paraissent insuffisantes. Il est incompréhensible pour nous que des millions d’hommes chrétiens se soient tués et torturés les uns les autres parce que Napoléon était ambitieux, Alexandre ferme, la politique anglaise astucieuse, et le Duc d’Oldenbourg offensé. Il est impossible de comprendre quel rapport ces circonstances ont avec le fait lui-même du meurtre et de la violence ; pourquoi en conséquence de l’affront présenté au duc, des milliers d’hommes de l’autre côté de l’Europe auraient tués et mis à sac les gouvernements de Smolensk et de Moscou, et auraient été tués par eux. (…) Une cause telle que le refus de Napoléon de retirer ses troupes de la Vistule, et de rétablir le duché d’Oldenbourg, a autant de poids dans cette question que la volonté ou non d’un simple caporal français de participer à la deuxième campagne ; parce que s’il avait refusé, et un second, et un troisième, et un milliers de caporaux et de soldats avaient pareillement refusés, si l’armée de Napoléon avait été si grandement réduite, la guerre n’aurait pas pu avoir eu lieu. (…)

    Pour que la volonté de Napoléon ou d’Alexandre soit exécutée – ceux-ci étant apparemment les hommes de qui dépendait l’évènement – le concours d’innombrables facteurs étaient nécessaires, et l’évènement n’aurait pas pu arriver si un seul d’entre eux avait fait défaut. Il était indispensable que des millions d’hommes, dans les mains de qui étaient réellement tout le pouvoir, les soldats qui se sont battus, et les hommes qui ont transporté les munitions de guerre et les canons, consentent à accomplir la volonté de ces deux faibles unités humaines… » (…) « …les grands hommes sont simplement des étiquettes qui fournissent un nom à l’évènement… » (Tolstoï’s philosophy of history In The living thoughts of Tolstoï, S. Zweig. Longman, Green et co, 1939)