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Page:Tolstoy - Christianity and Patriotism.djvu/91

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XV.

Il semblerait qu’en raison de la diffusion de l’éducation, des transports plus rapides, des rapports plus grands entre les nations, de l’extension de la documentation et, surtout, de la diminution du danger des autres nations, la fraude du patriotisme devrait devenir quotidiennement plus difficile et finalement impossible à pratiquer. Mais le fait est que ces mêmes moyens d’éducation générale libre, de transport et de relations facilités, spécialement l’extension de la documentation, en étant de plus en plus continuellement saisis et contrôlés par le gouvernement, confèrent à ce dernier de telles possibilités d’exciter un sentiment d’animosité mutuel entre les nations, que le pouvoir du gouvernement et des classes dirigeantes d’exciter l’animosité entre les nations s’est aussi accru en proportion où l’inutilité et le danger du patriotisme est devenu manifeste.

La différence entre ce qui était et ce qui est consiste uniquement au fait que beaucoup plus d’hommes participent aujourd’hui aux avantages que le patriotisme confère aux classe dirigeantes et, en conséquence, que beaucoup plus d’hommes sont employés pour répandre et maintenir cette renversante superstition.

Plus le gouvernement trouve difficile de garder son pouvoir, plus les hommes qui le partagent sont nombreux.

Autrefois, un petit groupe de dirigeants tenaient les rennes du pouvoir, empereurs, rois, ducs, leurs soldats et assistants ; alors que maintenant le pouvoir et son profit sont partagés non seulement par les fonctionnaires du gouvernement et par le clergé, mais aussi par les capitalistes – grands et petits, propriétaires terriens, banquiers, membres de Parlement, professeurs, fonctionnaires de village, hommes de science, et même les artistes, mais particulièrement les auteurs et les journalistes.

Et tous ces gens, consciemment ou inconsciemment, répandent la supercherie du patriotisme qui leur est indispensable si les avantages de leur situation doivent être préservés.

Et la fraude, grâce aux moyens de sa propagation et à la participation de beaucoup plus de personnes à son existence, est devenue si puissante, se poursuit de façon si efficace que, malgré la difficulté accrue de tromper, l’étendue de la tromperie des gens est le même que depuis toujours.

Il y a cent ans, les classes sans instruction, qui n’avaient aucune idée de ce qui composait leur gouvernement ou de quelles nations ils étaient entourées, obéissaient aveuglément aux fonctionnaires locaux du gouvernement et aux nobles, par qui ils étaient réduit à l’esclavage, et il était suffisant au gouvernement de rester en bons termes avec ces nobles et ces fonctionnaires, par des pots-de-vin et des récompenses, pour extorquer aux gens tout ce qui était exigé.

Tandis que maintenant, alors que pour la plupart, les gens lisent, savent plus ou moins en quoi consiste leur gouvernement et quelles nations les entourent ; alors que les travailleurs se déplacent constamment et facilement d’un endroit à un autre, rapportant des informations sur ce qui se passe dans le monde, — la simple demande que les ordres du gouvernement soient accomplis n’est plus suffisante ; il est aussi nécessaire d’embrouiller ces idées véritables que les gens ont au sujet de la vie, et d’inculquer des idées anormales quant à la condition de leur existence, et le rapport à celle-ci d’autres nations.

Et donc, grâce aux développement de la documentation, de la lecture et des facilités de voyage, les gouvernements qui ont leurs agents partout, au moyen des règlements, sermons, écoles et presse, inculquent partout aux gens les idées les plus barbares et les plus erronées quant à leurs avantages, et la relation des nations, leurs qualités et leurs intentions ; et les gens, tellement écrasés par le travail qu’ils n’ont ni le temps ni la capacité de comprendre la signification ou de tester la vérité des idées qui leurs sont imposées ou des demandes qui leurs sont faites au nom de leur bien-être, se mettent sans murmure sous le joug.

Les travailleurs se sont émancipés des labeurs harassants et sont devenus éduqués, et ont donc, on pourrait le supposer, le pouvoir de comprendre la fraude qui est exercée sur eux, tandis qu’ils sont soumis à une telle contrainte de menaces, de séductions à prix d’argents ["bribes"] et à toute l’influence hypnotique des gouvernements que, presque sans exception, ils désertent du côté du gouvernement et entrent dans quelque emploi profitable et bien payé, comme prêtre, professeur ou fonctionnaire, et deviennent participants à la propagation de la supercherie qui détruit leurs camarades.[1] C’est comme s’il y avait des filets tendus à l’entrée de l’éducation, dans lesquels étaient attrapés inévitablement ceux qui échappent par quelques moyens des masses accablées par le travail.

Quand on comprend toute la cruauté d’une telle supercherie, on se sent d’abord indigné malgré soi contre ceux qui, par ambition personnelle ou pour des profits cupides, propagent cette fraude cruelle qui détruit les âmes ainsi que les corps des hommes, et on se sent enclin à les accuser de ruse sournoise ; mais le fait est qu’ils sont trompeurs sans désir de tromper, parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Et ils trompent, non pas comme des machiavéliens, mais sans conscience de leur tromperie, et habituellement avec la naïve assurance qu’ils font quelque chose d’excellent et d’élevé, une opinion dans laquelle ils sont constamment encouragés par la sympathie et l’approbation de tous ceux qui les entourent.

Il est vrai qu’en étant si peu conscient que leur pouvoir et leur position avantageuse est établie sur la fraude, ils sont inconsciemment poussés vers elle ; mais leur action n’est basée sur aucun désir d’induire les gens en erreur, mais parce qu’ils croient qu’ils rendent service aux gens.[2]

Ainsi les empereurs, les rois et leurs ministres, avec leurs couronnements, manœuvres, revues militaires, visites mutuelles, se costumant de divers uniformes, allant de place en place, et délibérant les visages graves quant à comment ils peuvent garder la paix entre des nations supposées être hostiles les unes aux autres, — des nations qui ne penseraient jamais à se quereller,- se sentent tout à fait sûrs que ce qu’ils font est très raisonnable et utile.

De la même façon, les divers ministres, diplomates et fonctionnaires – costumés de divers uniformes, avec toutes sortes de rubans et de croix, écrivant et enregistrant avec grand soin, sur le meilleur papier, leur communications, conseils, projets nébuleux, compliquées et entièrement inutiles – sont tout à fait assurés que sans leur activité toute l’existence des nations cesserait ou deviendrait dérangée.

De manière similaire, les militaires déguisés en costumes ridicules, discutant sérieusement avec quel fusil ou canon les hommes peuvent être détruit le plus promptement, sont tout à fait certains que leurs jours de grandes manœuvres et revues sont des plus importantes et essentielles pour le peuple.

De même les prêtres, les journalistes et les auteurs de chansons patriotiques et de livres d’écoles qui prêchent le patriotisme et reçoivent des rémunérations libérales sont aussi tout à fait satisfaits.

Et il n’y a pas de doute que les organisateurs de festivités – telles que les fêtes [Fr.] franco-russes – sont sincèrement émus pendant qu’ils prononçent leurs discours et portent des toasts.

Tous ces gens font ce qu’ils font de façon inconsciente, parce qu’ils le doivent, toute leur vie étant établie sur la tromperie, et parce qu’ils ne savent faire rien d’autre ; et par pure coïncidence, ces mêmes actions donnent lieu à la sympathie et à l’approbation de tous les gens au milieu de qui elles sont faites. De plus, étant tous liés ensemble, ils approuvent et justifient les actes les uns des autres – les empereurs et rois ceux des soldats, fonctionnaires et membres du clergé ; et les soldats, membres du clergé et fonctionnaires ceux des empereurs et des rois, pendant que le peuple, et particulièrement la populace des villes, ne voyant rien de compréhensible dans ce qui est fait par tous ces hommes, leur attribue involontairement une signification spéciale, presque surnaturelle.

Les gens voient, par exemple, qu’un arche triomphal est érigé ; que les hommes se parent de couronnes, d’uniformes et de robes ; qu’on fait partir des feux d’artifices, tire du canon, sonne des cloches, que des régiments paradent avec leur orchestre ; que des papiers, télégrammes et messagers volent d’un endroit à l’autre, et que des hommes étrangement alignés sont activement occupés à se presser d’un endroit à l’autre et beaucoup de choses sont dites et écrites ; et la foule étant incapable de croire que tout cela est fait (comme c’est vraiment le cas) sans la moindre nécessité, attribue à tout cela une signification spéciale mystérieuse, et regarde fixement avec cris et hilarité ou avec une révérence silencieuse. Et d’un autre côté, cette hilarité ou cette révérence silencieuse confirme l’assurance de ces gens qui sont responsables de tous ces actes insensés.

Ainsi, par exemple, il n’y a pas longtemps, Wilhelm II s’est commandé un nouveau trône avec une sorte d’ornementation spéciale, et s’étant costumé d’un uniforme blanc, avec une cuirasse, des culottes serrées, et un casque avec un oiseau sur le dessus, s’étant enveloppé d’un manteau rouge, est apparu devant ses sujets et s’est assis sur ce nouveau trône, parfaitement assuré que son acte était le plus nécessaire et important ; et non seulement ses sujets n’ont rien vu de ridicule en cela, mais ils ont imaginé que la scène était des plus imposantes.

  1. Les moyens qu’utilisent les gouvernements pour imposer leurs points de vue et satisfaire leurs ambitions : «  menaces, séductions à prix d’argent (pots-de-vin, corruption) et influence hypnotique, » avaient été discutés par Tolstoï dans « Le royaume des cieux est en vous, » avec un quatrième moyen, impliquant police, armée, prisons et armes, soit la « force. » Ce quatrième moyen est évoqué dans Patriotisme et Christianisme par rapport à la répression contre ceux qui ne refusent la version gouvernementale (et médiatique) des faits et des intérêts publics : « Si par moments des protestations, prononcées ou même écrites et imprimées, paraissaient contre cette folie, démontrant son caractère déraisonnable, elles étaient étouffées ou cachées, » (Chap. II) ; « …les gens sont rassemblés par la force ou à prix d’argent… » (Chap. XII) ; « Un homme ne fait pas valoir la vérité…parce que l’expression de la vérité provoquerait de la persécution  » (Chap. XVII). Mais dans cet essai sur la guerre, Tolstoï a voulu mettre de l’avant le thème de l’influence hypnotique, traité dans le chapitre XVI qui suit : « Le pouvoir du gouvernement a été maintenu depuis quelque temps par ce qu’il est convenu d’appeler l’opinion publique. »

    La triste constatation «…presque sans exception, ils désertent du côté du gouvernement et entrent dans quelque emploi profitable et bien payé…et deviennent participants à la propagation de la supercherie qui détruit leurs camarades » annonce la conclusion, six ans plus tard, de l’essai « L’esclavage de notre temps » (Wikisource) ; « …la réponse à la question « que devons-nous faire, » est très simple…définie, applicable et praticable, car elle demande l’activité de cette personne même sur laquelle chacun de nous a un pouvoir réel, légitime et incontestable – c’est-à-dire soi-même – et elle consiste en cela, que si un homme, qu’il soit esclave ou propriétaire d’esclaves, souhaite vraiment améliorer non seulement sa propre position, mais la situation des gens en général, il ne doit pas faire ces choses qui l’asservissent ainsi que ses frères. »

  2. Cette phrase : « …leur action n’est basée sur aucun désir d’induire les gens en erreur, mais parce qu’ils croient qu’ils rendent service aux gens » peut sembler étonnante de la part d’un homme aussi critique des gouvernements que Tolstoï. Cependant, en enquêtant sur la « désillusion vietnamienne, » et son origine dans la « fabrication d’une certaine image » et « l’art de faire croire, » par le gouvernement américain, Hannah Arendt a constaté le phénomène qu’elle appelle « intoxication idéologique, » qu’elle applique à la situation, que l’on pourrait qualifier d’extrême, du président des États-Unis : « Si bizarre que cela paraisse, le Président des États-Unis est la seule personne qui soit susceptible d’être victime d’une intoxication totale. Du fait de l’immensité de sa tâche, il doit s’entourer de conseiller, les « responsables de la sécurité nationale, » selon l’expression de J. Barnett, qui « exercent leur pouvoir simplement en filtrant les informations destinées au Président et en interprétant a son intention le monde extérieur. » Le Président, est-on tenté de dire, l’homme qui possède en principe le plus grand pouvoir dans le plus puissant de tous les États, est le seul, dans cet État, dont la faculté de décision puisse être déterminée à l’avance. Certes, cela n’est possible que si l’exécutif a rompu tous les liens qui le rattachent à l’autorité législative,… » etc. (H. Arendt, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, 1972). Selon nous, cette idée de Tolstoï et Arendt est un élément complémentaire de premier ordre à la réflexion de Confucius : « sont susceptibles d’insoumission et de rébellion ceux qui épris de bravoure supportent mal leur pauvreté, et ceux qui dépourvus de ren [lumière], supportent mal les critiques trop sévères. » (Entretiens de Confucius : Des Sages de l’Antiquité VIII, 10).