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Page:Tolstoy - Christianity and Patriotism.djvu/98

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XVI.

Depuis quelque temps, le pouvoir du gouvernement sur le peuple n’a pas été maintenu par la force, comme c’était le cas quand une nation en conquérait une autre et la gouvernait par la force des armes, ou quand les dirigeants d’un peuple désarmé avait des légions séparés de janissaires et de gardes.

Le pouvoir du gouvernement a été maintenu depuis quelque temps par ce qu’il est convenu d’appeler l’opinion publique.

Il existe une opinion publique selon laquelle le patriotisme est un sentiment moral élevé, et qu’il est correct et de notre devoir de considérer notre propre nation, notre propre état, comme le meilleur du monde ; et de cette opinion publique en découle naturellement une autre, à savoir qu’il est correct et de notre devoir d’acquiescer au contrôle du gouvernement sur nous-mêmes, de s’y subordonner, de servir dans l’armée et de se soumettre à la discipline, de donner nos gains au gouvernement sous forme d’impôts, de se soumettre aux décisions des tribunaux, et de considérer les édits du gouvernement comme divinement justes. Et quand il existe une telle opinion publique, un pouvoir gouvernemental fort est constitué, possédant des milliards d’argent, un mécanisme organisé d’administration, service postier, télégraphes, téléphones, armées disciplinées, tribunaux, police, clergé soumis, écoles, même la presse ; et ce pouvoir maintien chez les gens l’opinion publique qu’il juge nécessaire.

Le pouvoir des gouvernements est maintenu par l’opinion publique, et les gouvernements, avec ce pouvoir, à l’aide de ses organes,- ses fonctionnaires, tribunaux, écoles, églises, même la presse,- peuvent toujours maintenir l’opinion publique dont ils ont besoin. L’opinion publique produit le pouvoir, et le pouvoir produit l’opinion publique. Et il ne semble y avoir aucune échappatoire à cette situation.

Et il n’y en aurait vraiment pas si l’opinion publique était quelque chose de figée, d’inchangeable, et que les gouvernements étaient capables de fabriquer l’opinion dont ils ont besoin.

Mais heureusement tel n’est pas le cas ; et au départ, l’opinion publique n’est pas permanente, inchangeable, stationnaire ; au contraire, elle est constamment en train de changer, bougeant avec le progrès de l’humanité ; et non seulement l’opinion publique ne peut pas être produite à volonté par un gouvernement, mais elle est ce qui produit les gouvernements et leur donne le pouvoir, ou les en prive.

Il peut sembler que l’opinion publique est actuellement stationnaire, et la même qu’elle était il y a dix ans ; qu’en ce qui concerne certaines questions elle ne fait que fluctuer et revenir encore – comme quand elle remplace une monarchie par une république, puis la république par une monarchie ; elle a cette apparence seulement quand nous n’examinons que la manifestation extérieure ou l’opinion publique qui est produite artificiellement par le gouvernement.

Mais il suffit que nous prenions l’opinion publique dans sa relation avec la vie de l’humanité pour voir que, comme le jour ou l’année, elle n’est jamais stagnante mais avance toujours sur la voie où l’humanité progresse, comme le jour ou le printemps, malgré des délais et des hésitations, avancent par le même chemin que le soleil.

De sorte que, même si la position des nations européennes d’aujourd’hui est presque comme elle était il y a cinquante ans, en jugeant selon les apparences extérieures, la relation des nations à ces apparences est entièrement différente de ce qu’elle était alors.

Quoique maintenant, comme avant, il existe des dirigeants, troupes, taxes, luxe et pauvreté, Catholicisme, Orthodoxie, Luthérianisme, cela existait autrefois parce que l’opinion publique les demandait, alors que maintenant ils existent seulement parce que les gouvernements maintiennent artificiellement ce qui était jadis une opinion publique vitale.

Si nous remarquons aussi rarement ce mouvement de l’opinion publique que nous apercevons le mouvement de l’eau dans une rivière alors que nous descendons nous-mêmes avec le courant, c’est parce que les changements imperceptibles de l’opinion publique nous influencent aussi.

La nature de l’opinion publique est un mouvement constant et irrésistible. Si elle nous semble stationnaire, c’est parce qu’il y en a toujours quelques-uns qui ont utilisé une certaine phase de l’opinion publique pour leur propre avantage et qui, en conséquence, emploient tous les effort pour lui donner une apparence de permanence, et pour cacher les manifestations de l’opinion véritable, qui est toujours vivante dans la conscience des hommes, bien que pas encore parfaitement exprimée. Et de tels gens, qui adhèrent à l’opinion périmée et cachent la nouvelle, sont aujourd’hui ceux qui composent les gouvernements et les classes dirigeantes, et qui prêchent le patriotisme comme une condition indispensable de la vie humaine.

Les moyens que ces gens peuvent contrôler sont immenses ; mais leurs effets doivent être vain au bout du compte, puisque l’opinion publique se déverse constamment sur eux : la vieille tombe en décrépitude et la nouvelle croît. Plus la manifestation de l’opinion publique naissante est réfrénée, plus elle accumule, et plus elle éclatera énergiquement.

Les gouvernements et les classes dirigeantes essayent de toutes leurs forces de préserver cette vieille opinion publique de patriotisme sur laquelle repose leur pouvoir, et d’étouffer l’expression de la nouvelle qui le détruirait.

Mais préserver l’ancien et faire échec au nouveau n’est possible que dans une certaine mesure ; exactement comme il n’est possible que dans une certaine mesure de retenir de l’eau courante avec un barrage.

Même si les gouvernements essaient d’éveiller chez les gens une opinion publique du passé, qui ne leur est pas naturelle, quant au mérite et à la vertu du patriotisme, les gens d’aujourd’hui ne croient plus au patriotisme, mais embrassent de plus en plus la cause de la solidarité et la fraternité des nations.

Le patriotisme ne promet rien aux hommes qu’un futur terrible, mais la fraternité des nations représente un idéal qui devient de plus en plus intelligible et désirable pour l’humanité. En conséquence, le progrès de l’humanité, de la vieille opinion publique désuète à la nouvelle, doit inévitablement avoir lieu. Cette progression est aussi inévitable que la chute des dernières feuilles sèches au printemps et l’apparition des nouveaux bourgeons.

Et plus cette transition est retardée, plus elle devient inévitable, et plus sa nécessité devient évidente.

En effet, il suffit de se rappeler ce que nous professons comme chrétiens et simplement comme hommes d’aujourd’hui, ces principes moraux fondamentaux par lesquels nous sommes conduis dans notre existence sociale, familiale et personnelle, et la situation dans laquelle nous nous plaçons au nom du patriotisme, afin de voir quel degré de contradiction nous avons mis entre notre conscience et ce que nous considérons comme notre opinion publique, grâce à une influence gouvernementale énergique dans cette direction.

Il suffit d’examiner soigneusement les demandes les plus ordinaires du patriotisme, qui sont exigées de nous comme l’affaire la plus simple et la plus naturelle, pour comprendre dans quelle mesure ces exigences sont en désaccord avec cette opinion publique véritable que nous partageons déjà. On se considère tous comme libres, éduqués, humains, ou même comme chrétiens, et pourtant nous sommes tous dans une telle position que si Wilhelm se froissait demain d’Alexandre, ou si M. N. écrivait un vif article sur la question de l’Est, ou si le Prince Untel pillait des bulgares ou des serbes, ou si quelque reine ou impératrice était contrariée par une chose ou une autre, nous tous chrétiens humains instruits devrions aller et tuer des gens de qui nous n’avons aucune connaissance, et envers qui nous sommes tout aussi amicalement disposé que pour le reste de l’humanité.[1]

Et si un tel évènement n’est pas survenu, c’est dû, sommes-nous assurés, à l’amour de la paix qui anime Alexander, ou parce que Nikolaï Alexandrovitch a marié la petite fille de Victoria.

Mais s’il arrivait qu’un autre soit dans la chambre d’Alexandre, ou si la disposition d’Alexandre lui-même changeait, ou si Nicolas le fils d’Alexandre avait marié Amalia plutôt qu’Alice, nous devrions nous ruer les uns sur les autres comme des bêtes sauvages, et se déchirer les ventres des uns des autres.

Tel est l’opinion publique supposée d’aujourd’hui, et de tels arguments sont froidement répétés dans chaque organe libéral ou avancé de la presse.

Si nous, chrétiens de milles ans, ne nous sommes pas déjà coupés la gorge les uns des autres, c’est seulement parce que Alexandre III ne nous a pas permis de le faire. Mais ceci est horrible !

  1. Voici un exemple de tels renversements dans l’histoire récente : « La victoire des islamistes talibans à Kaboul [Afghanistan] satisfait… [les] Américains. » (L’Express, 10 octobre 1996), suivi de l’occupation de l’Afghanistan par les américains et leurs alliés quelques années plus tard.