Page:Tolstoï - Le Faux Coupon et autres contes.djvu/121

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On voyait qu’il avait dû danser très bien autrefois, mais maintenant il était un peu lourd et ses jambes n’étaient plus assez souples pour les pas gracieux et rapides qu’il s’efforçait de faire. Cependant il fit deux tours ; et quand, séparant rapidement les jambes, puis les rapprochant, il tomba à genoux, bien qu’un peu lourdement, et qu’elle, souriante, rajustant sa jupe qu’il accrochait gracieusement, tourna autour de lui, tous battirent bruyamment des mains. Il se releva avec un certain effort, prit tendrement, d’une façon charmante, sa fille par les oreilles, lui mit un baiser sur le front et me la ramena, pensant que je dansais avec elle. Je lui dis que je n’étais pas son cavalier. — « Cela ne fait rien, faites maintenant un tour avec elle, » me dit-il en souriant tendrement et remettant son épée.

De même qu’aussitôt qu’une goutte a coulé de la bouteille, tout son contenu se vide à grands flots, ainsi mon amour pour Varenka délivrait toute la capacité d’aimer cachée dans mon âme. À ce moment mon amour embrassait tout l’univers. J’aimais la maîtresse de maison avec sa ferronnière et son décolleté à l’impératrice Élisabeth ; j’aimais son mari, ses invités, ses valets, et même l’ingénieur Anissimoff, qui me boudait. Quant à son père, avec ses bottes du régiment, son sourire doux semblable au sien, je ressentais pour lui un sentiment enthousiaste et tendre.

Après le souper, je dansai avec elle le quadrille promis, et bien que je fusse infiniment heureux, mon bonheur grandissait encore. Nous ne parlions point d’amour. Je ne lui demandais pas, pas plus que je ne me le demandais à moi-même,