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RÉSURRECTION

Il y avait là une autre condamnée politique que Nekhludov connaissait, et qu’il aimait beaucoup, Émilie Rantzev. Préposée aux soins domestiques de la chambrée, elle excellait à revêtir celle-ci d’un charme tout particulier de douceur et d’intimité, même dans les conditions les plus difficiles. Assise, sous la lampe, les manches relevées, elle travaillait, de ses belles mains fines et légères, à laver et à essuyer les tasses et les soucoupes. Jeune encore, mais sans être jolie, son visage intelligent et bon avait le privilège de se transfigurer complètement quand elle souriait, et de prendre alors une expression joyeuse, vaillante, vraiment belle. C’est avec un de ces aimables sourires qu’elle accueillit Nekhludov.

— Nous vous croyions reparti pour la Russie ! — lui dit-elle.

Dans un coin, Nekhludov entrevit Marie Pavlovna, tenant sur ses genoux une fillette blonde qui ne cessait point de marmotter quelque chose, de sa douce voix d’enfant.

— Comme c’est bien que vous soyez venu ! Avez-vous vu Katia ? — demanda la jeune fille à Nekhludov. — Voici que notre petite famille s’est accrue d’un membre nouveau ! — ajouta-t-elle en montrant la fillette.

Anatole Kriltzov était là aussi. Maigre et pâle, il se tenait assis sur sa couchette, les jambes repliées sous lui, les mains enfoncées dans les manches de sa pelisse. De ses grands yeux creusés de phtisique, il regardait Nekhludov. Celui-ci allait s’approcher de lui, lorsque, sur son chemin, il rencontra un jeune homme roux et crépu, qui, tout en fouillant dans son sac, causait avec une jolie jeune femme qui lui souriait de toutes ses dents. Nekhludov s’empressa d’aller, d’abord, serrer la main de ce jeune homme ; non point qu’il eût pour lui une affection spéciale, mais au contraire parce que c’était le seul des condamnés politiques du convoi qui lui fût profondément et invinciblement antipathique : et il considérait la nécessité de le saluer comme un devoir pénible, dont il avait toujours hâte de se délivrer. Le jeune