Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/116

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Un brave cocher est là qui conte ses malheurs à qui veut les entendre. L’Anglais, de qui Burgess grugea hier au soir le dessert, s’est engagé à lui payer cinq francs pour le conduire d’Aigle à Martigny ; mais voici que, se prévalant de la lettre du contrat à tout bout de champ, ce particulier saute à bas du char, s’enfonce dans les fouillis, ou grimpe sur les rochers pour dessiner « tute les beauliful landscape » qui se présentent. Le cocher tire sa montre, supplie, se fâche, crie merci… Mais l’autre, sans détourner les yeux de sa landscape : « Je payé cinque francs à vos, quand vos avé pooté moi à Maatigny. » Au fond, cet Anglais-là pourrait bien être un Américain.

Et heureusement encore qu’il est de ceux qui dessinent à grands coups, et le beautiful plutôt encore que le pittoresque de détail. Le beautiful, ce sont des cimes pointues, des rocs angulaires, des noyers baobab, le tout traité fougueusement en façon de grands clairs mêlés de sombres noirceurs. Avec cela, tout croquis d’après nature fait par l’Anglais le plus malhabile ou le plus excentrique trahit toujours en quelque degré le sentiment du paysage et une naturelle aptitude à en exprimer avec énergie les traits saillants ou même délicats. Leur méthode, très-différente de la méthode plus timide des Français amateurs qui, en cherchant le contour, s’embrouillent dans les détails, c’est en général d’attaquer par les ombres et de cerner ainsi les formes principales jusqu’à ce qu’elles se trouvent saillir au moyen de l’effet, au lieu d’avoir été saisies au moyen du trait. De cette façon l’impression, sinon l’objet, se trouve être rendue avec un certain bonheur, et l’inhabileté du dessinateur est mieux dissimulée.