Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/153

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prés, le long d’un ruisseau tari, mais à l’ombre des aunes qui croissent sur ses bords.

Rien ne donne soif au voyageur comme un ruisseau tari. Ces graviers où se voient des signes récents d’onde fraîche et courante lui portent au gosier, et il se sent pour boire une brûlante ardeur. Telle est notre situation lorsque d’Estraing, Alfred et d’autres éclaireurs qui viennent de déterrer une basse cabane ensevelie sous un massif de grands arbres se mettent à crier à tue-tête : Du cidre ! du cidre ! En un clin d’œil la cabane est envahie. Ce cidre est dur, acide, sauvage, mais, mêlé avec de l’eau, bu sur place à deux heures après midi, par un soleil d’août, et à côté d’un ruisseau tari, il se trouve être comme le bouillon gras du col de Balme, un cidre modèle, un cidre nectar, un cidre à illustrer l’endroit et à le faire marquer sur la carte. Il y a du lait aussi, et plusieurs qui hasardent le mélange s’en sont trouvés mieux probablement qu’ils n’auraient fait de lait pur, et non coupé par ce vinaigre. Il y a du pain aussi, mais intraitable, immordable, absolument pas distinct d’un quartier d’écorce de sapin, et beaucoup plus dur. Des blés pointant, des seigles croissent sur ces montagnes, mais pour l’exportation, pour la vente ; et à ceci l’on peut reconnaître la pauvreté sévère de ces bonnes gens, que, déjà privés de viande, ils ne connaissent d’autre pain que ce dur amalgame de graines grossières. En Suisse, dans des vallées toutes semblables, à la même élévation, jusque sur la lisière des glaciers, nous trouverons une population de montagnards qui, communément approvisionnés de viande salée, trempent d’ailleurs dans leur soupe ou dans leur laitage un excellent pain de seigle.

Au sortir de cette cabane, nous continuons de gravir la montagne le long d’un sentier délicieux. Déjà l’ombre enveloppe ce revers, mais au-dessous de nous les maisons de Servoz scintillent des clartés du soir, et, vis-à-vis, les Fiz, Anterne, Pourmenaz, les crêtes déchirées du Brévent s’empourprent à l’envi. Majestueux spectacle, tranquillité radieuse, impressions sublimes… Par malheur, éparpillés et à l’œuvre, nous n’en avons que faire. L’on vient en effet de s’apercevoir que toute cette montagne n’est qu’un jardin rempli à perte de vue de framboises et d’ambresailles en pleine maturité. En pareil cas tout gouvernement est dissous ; il n’y a plus ni berger ni chien, mais seulement des chèvres éparses en haut, en bas, dont chacune broute aux touffes, allant de l’une à l’autre, et si bien et si loin que tout à l’heure M. Töpffer, demeuré parfaitement seul ne sait mieux faire que de s’asseoir sur l’herbe pour croquer à sa