Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/199

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laissé libre, chaque brebis, venant se placer à la file d’une autre brebis, recevra une poignée de sel. Après ce régal, l’armée rompra les rangs, et chaque troupeau, son pâtre en tête, regagnera les hauteurs.

Celle distribution a lieu une fois par quinzaine régulièrement, et, chose aussi curieuse qu’intéressante, les brebis connaissent si bien ce jour de leur fête, que, dès l’aurore de ce jour-là, non-seulement elles sautent, elles bondissent, et donnent mille marques de joie et de gaieté, mais, hâtives et diligentes, au lieu de se faire presser par le berger ou par les chiens, elles les précèdent aux chalets, accourant à l’envi, s’agglomérant, se poussant dans leur ardeur, au point que plusieurs sont jetées hors du sentier, et que les agnelets, séparés de leurs mères, suivent éperdus ou s’arrêtent incertains et plaintifs. Certes, en fait de fête, aucune ne nous paraîtrait plus attrayante à voir que celle-là. Mais nous avons à passer aujourd’hui le col de Fenêtre, plus élevé encore que celui des Fours, et la prudence nous commande de mettre à profit, pour franchir celle sommité, les heures de sérénité que nous présage une aube sans nuages.

Le gendarme et la vieille ont préparé durant les veilles de la nuit une soupe primitive, composée de lait, de quartiers de pommes de terre, et, comme pour les brebis, d’une poignée de sel. Ce brouet blanc forme notre déjeuner, que nous prenons debout autour de l’âtre, pendant que la vieille aidée du gendarme et le gendarme secouru par la vieille s’efforcent de dresser le compte de notre dépense. À la fin, toute leur arithmétique mise en commun n’y pouvant suffire, la vieille vient à M. Töpffer et lui dit : « Faites vous-même, mon bon monsieur, je me fie à vous. » M. Töpffer alors place des écus à la suite les uns des autres jusqu’à ce que le gendarme et la vieille, plus scrupuleux encore qu’avides, aient dit : « Assez, va bien. » Par cette méthode intuitive le compte est bientôt réglé à la satisfaction des parties. Il ne reste plus qu’à prendre congé de nos hôtes, congé du forgeron, qui retourne à Cormayeur, congé de ce fenil, de cet âtre, de cette chaumière enfumée où nous venons de passer de si charmantes heures. Déjà l’aurore a succédé à l’aube, et, tandis que le vallon est encore enveloppé dans les fraîcheurs d’une ombre limpide, les aiguilles de la grande chaîne reflètent les rougeurs du lever.

Voici la configuration du col de Fenêtre. À partir des chalets Ferret l’on coupe obliquement des rampes de gazon, en suivant un sentier que le passage habituel des chevaux de l’hospice entretient dans de bonnes conditions de pente et de largeur ; puis viennent les zigzags par lesquels on atteint rapidement aux anfractuosités du col. Ici la scène change soudai-