ment à la rencontre du courant. L’onde accourt, s’irrite contre cet insolent obstacle et s’en vient jusqu’au fond de cette baie artificielle battre la terre et jaillir sur les champs ; mais au bout de peu de jours elle ne bat, elle n’arrose déjà plus que le sable qu’elle y a elle-même apporté, et au bout d’une saison l’angle enfermé entre le rivage et la digue s’est insensiblement transformé en une plage sablonneuse que recouvre déjà par places un duvet d’herbes, ici naissantes et tendres, là rousses et desséchées. Quand on marche, des heures durant, le long de ces landes, rien n’empêche qu’on ne s’amuse à observer les différents degrés de formation dont elles présentent l’aspect, les accidents qui favorisent, qui ruinent ou qui menacent chacune d’elles, cette lutte, enfin, entre l’eau et la terre d’où doit sortir une prairie. Mais rien n’empêche non plus que ce spectacle ne soit pour la pensée comme une image sensible qui lui est offerte des choses de la vie, du monde, du cœur ; de ces violences folles qui s’usent par leur propre effort ; de ces patientes conquêtes du labeur modeste devant lesquelles recule et se détourne la cupidité hâtive du talent ; de ces luttes de l’âme, où ce n’est pas d’attendre qui donne la victoire, mais d’aller à la rencontre aussi, de barrer le courant, et de faire un champ de vertus là où coulait auparavant une onde calme à la vérité mais stérile et bourbeuse. Les arbres, les champs, les bois, sont remplis d’expressifs apologues, mais les rives de fleuve surtout, à cause du mouvement des flots, à cause des mille accidents qui s’y passent, et c’est pourquoi la flânerie y est plus savoureuse pour le voyageur que lorsqu’il marche sur la crête ou sur le penchant des coteaux, sous la nuit des frais ombrages, ou encore enfermé entre des haies et des clôtures.
Ici, où la rive est escarpée, l’on ne voit point de travaux semblables, et s’il y en avait à entreprendre, ils seraient de défense, non de conquête, car le Rhône y ronge incessamment le sol, et, en mainte place, les champs écornés, la route ébréchée, témoignent des larcins que leur a faits le fleuve. Dans un endroit en particulier, l’on nous montre un large vide qui s’est fait il y a peu de jours sous le poids d’un char de foin : chaussée, gens, attelage, tout fut emporté par le courant, et la route qui rasait l’escarpement n’en a été détournée que juste de quoi le raser encore. Pendant que nous y cheminons à la lueur d’un clair crépuscule, soudainement l’un de nos mulets donne un grand coup de reins, puis, débarrassé de sa charge, il s’enfuit. Lancée contre un tertre gazonné, madame T… s’est déjà remise sur son séant, et elle a tout loisir alors de reconnaître à quel danger elle vient d’échapper. À gauche, le Rhône coule ; à droite,