Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/285

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accentué, plus figuré, plus poétique qu’aucun autre, et si éloigné d’être servilement imitatif de la nature, que c’est par lui au contraire que nous apprenons à voir, à sentir, à goûter dans une nature d’ailleurs souvent ingrate, ce même charme que respirent les églogues de Théocrite et de Virgile. Cette opinion-ci heurte un peu l’opinion reçue ; mais que l’on veuille bien considérer qu’elle s’accorde avec le sentiment universel, qui parle plus haut et plus clair encore que l’opinion reçue. Où sont les maîtres plus aimés, plus prisés sous le rapport d’une exécution expressive, sentie, profondément simple, naïve et pittoresque, que ne le sont Potter et Karl du Jardin ? Où sont les fins amateurs, les connaisseurs poëtes, les possesseurs affectionnés qui, obligés de vendre, ne se défont pas de tout le reste de leur collection avant de se séparer de leur Karl ou de leur Potter ? Il y a des hommes qui ont ou qui se piquent d’avoir le sens des beaux-arts et qui peuvent néanmoins sentir ou apprécier diversement Corrége, les Carrache, Raphaël lui-même, mais, parmi ces hommes, que l’on nous en montre un seul qui à l’égard de Potter, à l’égard de Karl du Jardin, osât, qu’il sente ou qu’il ne sente pas ces maîtres, ne pas s’en montrer entiché, épris, ou tout au moins vif admirateur ! Et, pour le dire en passant, quand on veut s’assurer si un particulier introduit dans une galerie de tableaux a quelque intelligence de ce qu’il y vient voir, ce n’est pas un chef-d’œuvre de l’école italienne qu’il faut lui montrer : l’épreuve dans ce cas pourrait n’être pas décisive… c’est un bout de peinture flamande, crasseuse souvent, grise presque toujours, mais fine, spirituelle, délicatement expressive et toute de sentiment ; si, à cette vue, le voilà qui pose son chapeau, qui prend le tablotin, qui l’approche du jour, qui s’en enchante…

Dignus intrare,


et il ne reste plus qu’à lui faire de son mieux les honneurs d’une collection qu’il est digne de voir et capable d’apprécier.

Ceci n’empêche pas qu’à deux lieues de Sierre voici venir sur un chariot un gros bonhomme qui à notre vue arrête, recule, tourne court, et finalement repart au grand galop dans la direction de Tourtemagne. Au beau milieu du tourbillon poudreux que soulève l’attelage, et droit sous les naseaux de la jument, un grand maître chien noir vire, revire, bondit, aboie tout à la fois ; puis, se lançant avec la vitesse d’un trait dans l’onde vaseuse du fossé, il en ressort bien vite pour retourner à son tourbillon, et le revoilà blanc comme un pénitent. Nous apprenons de notre cocher que ce particulier et son chien n’est autre que l’aubergiste de Tourte-