Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/296

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possible que cette ombre du matin, au sein de laquelle se tempère l’éclat et s’effacent les crudités, ait contribué à séduire notre jugement ; sans compter que là où l’on jouit, là où l’on est heureux, dispos, en train de fête, les objets paraissent facilement admirables et la belle nature plus belle encore.

Mais à une heure de Viége, et du milieu d’un pont que l’on passe là, nous découvrons tout à coup un de ces spectacles qui certainement raviraient d’admiration jusqu’à un hypocondre lui-même, si ce n’était que, pour les malheureux qui sont travaillés d’une noire tristesse, plus le spectacle est riant, portant à la sérénité ou à la joie, plus il leur paraît amer et insupportable. C’est, au point d’embranchement des deux vallées de Saas et de Zermatt, et comme au plus profond d’un sombre entonnoir, un mamelon verdissant d’herbages, ceint de noyers, couronné d’une blanche église, sur lequel le soleil levant lance au travers d’une étroite fissure ses premiers feux. Autour, tout est nuit et horreur ; mais dans cet humble Élysée tout éclate, tout scintille, tout est vif, pur et souriant à la fois. Vite M. Töpffer se met à l’œuvre ; mais c’est sottise, car il n’appartient pas aux plombagines réunies du monde entier, et de Viége aussi, de reproduire cette poésie toute d’effet, de couleur, de paix matinale, et qui ne se laisse aucunement saisir par des traits et des hachures. À vous, poëtes, de croquer, de peindre ces choses ; de les peindre, entendons-nous bien, c’est-à-dire d’en retracer le charme dans quelques vers frais, naturels, riches d’images simples et de couleurs vraies, et non pas de les décrire. Décrire, pour le poète, c’est ramper ; peindre, c’est, d’un essor facile, s’envoler dans les airs, pour de là voir d’un regard et exprimer d’un accent.

Jocelyn est l’œuvre d’un grand poëte, mais qui, ou las ou pressé d’arriver, au lieu de s’élever vers la nue, rase le sol, et y touche parfois du bout de son aile. La description y abonde, belle sans doute, semée de traits charmants et d’éclatantes raretés, mais trop détaillée déjà, trop plastique, comme disent les doctes, pour qu’elle puisse attacher beaucoup, pour qu’elle n’ait pas ce défaut de charmer les sens toujours, là où il ne fallait que donner l’éveil à l’âme. Et toutefois, ici encore se reconnaît le cygne, et sa blancheur, et sa grâce… Mais quand c’est M. Victor Hugo qui décrit, ce n’est plus alors que l’antiquaire, que l’architecte, que le joaillier, que le brodeur, que le cicérone de l’Orient, de l’Océan, de Mirabeau, des cathédrales. Avec ce cicérone, c’est à pied que l’on chemine : l’on côtoie, l’on tourne les monuments ; l’on touche, l’on manie