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fois, n’est-elle pas, à ce titre déjà, l’un des plus beaux pays du monde ? Exhiber, ce mot seul est laid, trivial, crasseux d’une grossière et dégoûtante propriété.

À l’Éluiset, autre bourreau, celui des douanes. Ici l’on nous fait promettre que nous ne colportons point de doctrines incendiaires, point d’idées de contrebande, point de propagande manuscrite ou imprimée. Nous promettons tout ce qu’on veut, et on nous laisse partir sans seulement ouvrir nos havre-sacs. En vérité, ce serait le moment de passer du sucre, du tabac, des dentelles, car ces gens pour l’heure, n’ont l’œil qu’aux fusées et aux pétards.

Cependant la chaleur est accablante, le sommeil nous visite, et à chaque cahot des corbeilles, toutes les têtes s’entre-choquent. Alors on se réveille : « Comment tapâtes-vous de l’œil, Hermann ? — Fort bien. » Mais cette expression tapâtes exige un commentaire.

Taper de l’œil veut dire, comme on sait, s’endormir vite et bien. Mais les hommes en général, et particulièrement les écoliers en voyage, quand ils rencontrent une expression heureuse, en font un usage immodéré, surtout si, comme dans celle-ci, ils rencontrent une seconde personne pluriel du passé défini qui est remplie de caractère, d’harmonie et de charme. Tapâtes-vous, s’emploie alors au propre, au figuré, à tous venants et de toutes les façons. Si Dudley tire la jambe : Dudley, tapâtes-vous de la jambe ? — Yes. Si la chose est chère et nécessite un grand maniement de francs ou d’écus ; Tapâtes-vous du pouce ? À quelqu’un qui sort de table : Tapâtes-vous de la dent ? Et nul ne s’y trompe. On dit aussi agréablement : Je tapâtes, tu tapâtes, il tapâtes, etc.

Ainsi de ce mot charmant, ainsi de beaucoup d’autres. Nous l’avons déjà dit, faites vivre ensemble, voyager ensemble, pendant quelques jours seulement une société de gens, et vous verrez toujours se former des mots et des acceptions de mots exclusivement propres à cette société, et cela si certainement, si naturellement, qu’en vérité, au rebours de ce que pensent les doctes, il paraît bien plus difficile d’expliquer comment il pourrait se faire qu’un langage ne naquît pas là où des hommes vivent ensemble, qu’il ne l’est de se figurer comment il y naît. Du reste, ces mots de nouvelle formation sont tous entendus de Dudley, bien qu’il ne parle que l’anglais, et malheureusement il se trouve que le premier mot français qu’il ait été dans le cas de comprendre et d’apprendre, c’est tapâtes.

Frangy est un petit bourg grillé qui est environné de vignobles. Nous y faisons une buvette. Buvette, en langage de pension, signifie petit repas