Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/368

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dont nous autres, citadins simplement aisés, de qui les enfants ne sont destinés ni à pratiquer un métier ni à vivre d’une rente, sous peine de ne leur assurer pas une carrière et un avenir, nous sommes bien forcés d’user tout en le détestant. Heureux donc l’aubergiste d’Obergesteln ! son fils n’en est qu’au rudiment, mais sans que pour cela son avenir de prêtre ou de légiste ait à en souffrir le moins du monde. En attendant, il est grand, fort, bien membré ; il appartient aux siens par le cœur, par les habitudes, par l’esprit filial et domestique ; et s’il n’est pas très-savant, en bon sens du moins et en expérience il en remontrerait à nos doctes imberbes, et à lui tout seul se tirerait d’affaire là où vingt d’entre eux, livrés à eux-mêmes, ne sauraient pas seulement se sauver les uns par les autres.

Au delà d’Obergesteln, la vallée se resserre, et c’est par un sauvage défilé dont l’étroite entrée est obstruée de rocs et assombrie de sapins que l’on pénètre dans le bassin supérieur et dernier où resplendit, encaissé entre les pentes de la Furca et celles du Mayenwand, le magnifique glacier du Rhône. Quel sanctuaire auguste, et comme rempli de religieuse horreur, que cette pierreuse vallée où, de dessous une voûte transparente, du fond d’une grotte glacée, retentissante, profonde, s’échappe déjà, roi et fier, l’un des grands fleuves de la terre ; et les sources du Nil, celles du Niger, dont la seule recherche a provoqué tant d’efforts et fait tant de victimes, ont-elles bien autant d’imposante majesté, d’éclatante magnificence ? Non sans doute ; mais elles ont ce qui est plus puissant que tout cela pour éveiller l’imagination des hommes et pour passionner leur curiosité… le mystère, dont chaque jour la science déchire quelque voile, jusqu’à ce que tout enfin ayant été reconnu, touché, auné sur notre pauvre terre, faute d’éveil, l’imagination dormira éternellement, et, faute de curiosité, chacun croupira sur un ingrat monceau de données exactes et de notions toutes faites. Qu’y faire ? C’est ici une des lois auxquelles est inévitablement assujetti l’esprit humain, que d’être attiré vers le mystère précisément par le désir de le percer, que de ne l’adorer que pour le détruire !

Au lieu d’un temple, on trouve au glacier du Rhône d’abord trois étables à pourceaux, puis une petite auberge adossée à un rocher ; nous nous empressons d’y entrer. Tout est plein, jusque par delà le seuil, de gens qui déjeunent, ou qui ont déjeuné, ou qui déjeuneront. Parmi ces derniers, une jeune et jolie miss, toute préoccupée de botanique, n’éprouve guère l’impatience que son tour arrive, car, assise au centre de touffes