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Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/549

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choses de bouche et de régal, ce serait ne les comprendre pas du tout que d’aller les confondre avec les joies purement matérielles de la gourmandise satisfaite, et, pour ce qui est de nous, s’ils étaient d’estomac, plus ou autant que d’esprit ou de cœur, nous serions porté à en médire bien plutôt qu’à en faire l’éloge ou à en retracer le tableau. Il n’y a, en effet, que de brutaux gourmets qui puissent se plaire à des ressouvenirs de truffes ou de coulis ; et ces hommes-là, quand l’âge vient à leur interdire leur chère d’autrefois, c’est non pas de mélancolie ni de reconnaissants pensers qu’ils sont visités, mais d’ignobles regrets et d’impuissantes envies. Certes, la faim conquise, l’appétit acheté, sont d’autre sorte déjà que le palais chatouillé, que la gourmandise séduite ; mais en outre, l’esprit d’observation, la gaieté, la bienveillance, mis en jeu tous à la fois par l’aspect des incidents, par le bien-être de l’arrivée, par le besoin et le bonheur de se complaire mutuellement, sont les naturels accessoires de ces banquets de taverne. Et c’est bien pourquoi, au rebours de ce que nous disions tout à l’heure, le souvenir en est non pas joyeux seulement, mais poétique aussi, comme l’est tout souvenir de ce qui fut charmant de vivacité, brillant de joie, vivant de belle humeur et d’expansive cordialité.

Au surplus, si les plaisirs de la table, réduits ainsi à n’être vifs que par l’assaisonnement des privations et de la fatigue, et à ne devenir sans pareils qu’à cause de l’allègre disposition des convives, s’ennoblissent réellement et viennent prendre rang parmi les bonnes joies de ce monde, il n’en est pas moins vrai qu’ils ont aussi leur élément gastronomique, leur physiologie, bien humble sans doute, mais riche en règles pratiques et en bienfaisants aphorismes. Cette physiologie, il nous appartiendrait, ce semble, de la faire, à nous qui avons pendant un grand nombre d’années hanté périodiquement les hôtelleries et les tavernes de tant de contrées diverses ; mais pour tenter d’écrire un pareil livre, il faut plus de loisir que nous n’en avons, plus surtout de cette fleur d’esprit et de goût sans laquelle un sujet pareil devient bien vite rassasiant comme un mets sans sel, et plat comme un vin sans bouquet. Bornons-nous donc à formuler ici ce simple aphorisme dont nous avons mille fois éprouvé la justesse. C’est que, pour le voyageur affamé qui sait prendre les gens, deviner les ressources, seconder les apprêts et pourvoir à la propreté, il n’y a pas de taverne écartée, pas de trou perdu, qui ne contienne tous les éléments d’un bon repas et quelque friandise en sus, figue ou raisin, fromage ou amandes, miel ou tartines.