Page:Topffer - Nouvelles genevoises.djvu/244

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— Je n’y peux rien.

— Et pour cinq francs, au lieu de dix.

— (Sept enfants ! ils en feront quinze ! et à chacun il me faudra acheter un tableau chronologique de l’histoire universelle des peuples !) Voilà cinq francs, et laissez-moi.

Je ferme rudement la porte sur lui, et je reviens m’asseoir. Une bile amère, une humeur abominable s’ajoutent à mon ennui. Ce polype me veut emmener, m’emmènera ! En parcourant du plus pitoyable regard mon tableau chronologique de l’histoire universelle des peuples, que l’autre a laissé étalé sur ma table, il n’est pas un des noms qu’il retrace, jusqu’à Kan-tien-si-long et Nectanebus, qui ne me semble mon ennemi personnel, un insolent fâcheux, un drôle à sept enfants, qui conspire avec les pères de famille contre ma bourse et ma santé. La colère me prend, me monte, me transporte… Au feu le tableau !

C’est singulier comme quelquefois la fureur est raisonneuse et l’emportement prévoyant. Voilà que, même avant de l’y avoir mis, je retire mon tableau du feu : c’est que, d’une part, j’éprouve un je ne sais quoi, comme si je brûlais les cinq francs qu’il vient de me coûter ; de l’autre, ce tableau pourrait un jour être utile à mes enfants. C’est ceci surtout qui est prévoyant ; car je ne suis pas marié, et il est à croire que je ne me marierai point.

Je pense pourtant quelquefois que, marié, je m’ennuierais moins. Tout au moins nous serions deux pour nous ennuyer : ce doit être plus récréatif. Voyons-nous, d’ailleurs, que les pères de famille soient sujets à l’ennui ? Pas le moins du monde. Les pères de famille sont actifs, gais, en train ; toujours du bruit, du