Page:Topffer - Nouvelles genevoises.djvu/256

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seaux sans relâche, à la lueur d’une torche ; et, dans le cahotement de cette chaîne inclinée sur une rampe rapide, ils recevaient sur leurs épaules une partie de l’eau qu’ils tendaient aux hommes placés au-dessus d’eux. Autour de moi, des femmes de tout âge, mais non de toute condition, formaient le plus grand nombre, et des manœuvres, des ouvriers, quelques messieurs remplissaient le reste des chaînons. Quoique placés assez loin de l’incendie, le vent, portant sur notre côté, nous amenait une pluie de feu qui ajoutait encore à l’impression de cette scène sinistre.

Il y a quelques instants encore qu’insulté, indigné, je ne songeais qu’à aller réparer dans les salles du Casino les outrages faits à ma dignité ; mais, introduit presque forcément au milieu de cette nouvelle scène, mes pensées avaient pris un autre cours ; et, malgré le froid, l’eau et la contrariété, je passais peu à peu sous l’empire d’émotions entraînantes et vives, dont le charme énergique m’était inconnu. Une sorte de fraternité fondée sur le commun besoin qu’on a les uns des autres, l’entrain du travail, la conscience d’être utile, faisaient régner autour de moi une gaieté cordiale, qui se manifestait par des saillies sans grossièreté, par des procédés remplis d’un généreux dévouement. — Allons, bonne femme, donnez-moi votre place ; passez aux seaux vides. — Laissez faire, l’ami, je suis blanchisseuse : les bras dans l’eau, c’est mon métier… — Eh ! les gants blancs ! ce n’était pas à ce bal-ci que vous alliez ! voulez-vous changer de place ? — Bien obligé, brave homme, je commence seulement. — Courage ! amis, ça assouplit les bras. Pardieu ! blanchisseuses, nos chemises se lavent sans vous : mon jabot est en lessive. C’est égal. En avant ! une, deux ! droite, gauche ! — Sur-