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que soin domestique l’appelait à sortir de la chambre, je profitais des instants pour baiser avec transport les objets qu’elle avait touchés, je passais mes mains dans ses gants, et, pour que le chapeau qui avait pressé ses cheveux pressât aussi les miens, me voilà affublé d’un chapeau de femme, ayant horriblement peur d’être surpris, et rougissant de ma rougeur même.

Hélas ! une si belle passion devait être malheureuse. Par une plaisanterie que je prenais au sérieux, cette demoiselle m’appelait son petit mari. Ce titre était mon privilége, je ne le partageais avec aucun autre, et cela seul suffisait pour me le rendre infiniment cher. Un soir, beau et pimpant, je montai chez la dame de mes pensées, qui m’avait elle-même convié, pour ce soir-là, à une réunion de famille. J’entrai glorieux dans le salon ; l’assemblée était nombreuse. Par une préférence délicate qui offensa gravement plusieurs grands-parents, je n’eus de saluts et de civilités que pour ma belle voisine, à qui je consacrai toute l’amabilité et les agréments dont je pouvais disposer, lorsqu’un grand jeune homme qu’on venait d’introduire, après m’avoir hautement déplu en détournant de moi l’attention de ma souveraine, se prit à me dire : — Ah ça, vous êtes le petit mari : moi, je vais être le grand… J’espère que nous vivrons bien ensemble.

Tout le monde se mit à rire, surtout lorsqu’on m’eut vu retirer avec humeur ma main qu’il avait prise, et lui lancer un regard de tigre. À ce rire, le dépit, la honte et le trouble me suffoquant, je sortis brusquement.

Je n’osai pas rentrer tout de suite chez mon père, et d’ailleurs je n’avais qu’une envie, celle de me livrer loin de tout regard à la douleur que je ressentais. Dès que je fus seul et dans la campagne, mes larmes coulèrent.