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qui détruit cette pompe, qui m’appelle, qui m’entraîne hors des parvis. Ainsi votre Héloïse, au milieu de ces vierges paisibles que Dieu a reçues dans son port, demeure coupable, battue des orages, noyée dans une mer de passions ardentes et profanes… »




Après que j’eus savouré le puissant attrait de ces lignes mélancoliques, je me portai vers Abeilard. Où le retrouverai-je ? Hélas ! l’orage avait grondé sur sa tête ; lui, si brillant naguère, je le retrouvai déchu, proscrit, fuyant de retraite en retraite, et dérobant ses misérables jours aux fureurs de l’envie et de la persécution : les saints le dénonçaient, les moines lui donnaient du poison, les conciles brûlaient ses livres… Abreuvé d’amertume, il s’enfuit dans un lieu sauvage.

« Dans mes jours heureux, écrit-il lui-même, dans mes jours heureux, j’avais visité une solitude ignorée des mortels, habitée des bêtes fauves, où ne s’entendait que le cri rauque des oiseaux de proie. Je m’y réfugiai. Avec des roseaux je bâtis un oratoire que je couvris de chaume ; et, m’efforçant d’oublier Héloïse, je cherchais la paix dans le sein de Dieu… »

Je fis une pause dans ce désert, que la lettre d’Abeilard met comme sous les yeux, admirant l’étrangeté de ces antiques aventures, le mouvement passionné de ces vies, ce poétique assemblage d’amour et de dévotion, de gloire et d’amertume. Et comme il arrive, quand le cœur est amorcé et l’imagination séduite, j’oubliais les malheurs de ces deux infortunés, pour ne me souvenir plus que de cette ardente et mutuelle tendresse à laquelle je portais envie.