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PREMIÈRE PARTIE

ligne droite, et j’aurais dû me garder de la dispersion.

Mais, comme l’assurait Lucienne, en ce monde on ne fait pas ce qu’on veut. Jamais il n’avait pu agir avec méthode, suivre un plan d’existence, concentrer ses efforts vers un seul but. Il avait lutté, pourtant !… Et il entendait lutter encore !…

Pour s’armer contre la défaillance, il récita cette prière de Wells, qui, tant de fois, avait relevé son courage : « Mon Dieu, donnez-moi la force de ne point succomber aux puissances monstrueuses de la vie, de ne point consentir à ses petitesses, à l’acceptation irraisonnée des choses existantes. Je sais que je suis faible et sujet à la tentation, mais sauvez-moi de la complaisance envers moi-même, sauvez-moi des petites ambitions, des petits intérêts, des petits succès… Et faites, mon Dieu, que ma vie ne passe point comme l’ombre d’un rêve ! ».

À ce moment, une fenêtre s’ouvrit sur la berge du fleuve. Une lampe rayonna sur l’eau, puis une voix chaude se mit à fredonner.

Phihppe aperçut, au bord de la croisée, une femme assise, le bras étendu sur le barreau d’appui.

Elle semblait belle dans la pénombre, et, le visage tourné vers la nuit, elle chantait doucement la Sérénade de Schubert, l’éternelle complainte du désir inexaucé.

Il sentit son vieux cœur s’émouvoir près de cette inconnue, dont la mélancolie réveillait la sienne. Le souvenir l’envahit de Lucienne, du cimetière de Mor-