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Page:Tourgueneff - Récits d un chasseur, Traduction Halperine-Kaminsky, Ollendorf, 1893.djvu/86

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on vient me dire : « Il y a là un homme qui vous demande. ― Que veut-il ? ― Il porte une lettre, il s’agit sans doute d’un malade. ― Donne la lettre. » Je l’ouvre : c’était cela. Je dis : « Très bien. » C’est que, voyez-vous, cela c’est le pain quotidien. Voici ce que c’était : une pomiéstchitsa veuve m’écrivait : « Ma fille se meurt : venez, au nom de Dieu, je vous envoie deux chevaux. » Bon ; mais c’était à vingt verstes, il faisait nuit, des routes effondrées et c’était certainement une femme très pauvre. Il y a deux roubles au plus à attendre de là, et encore ! plutôt de la toile ou des gruaux. C’est égal, vous comprenez ! Le devoir avant tout : quelqu’un se meurt ! Je donne mes cartes à Kalliopine, membre indispensable de nos réunions, et je cours chez moi. À ma porte je regarde et je vois, devant le perron, une médiocre telejka attelée de ventrus chevaux moujiks, au pelage tel que du vieux feutre ; respectueux, le cocher siège immobile, la tête nue. Je me dis : « On voit, frère, que tes maîtres ne roulent pas sur l’or ! » Vous souriez, Monsieur ? C’est que, voyez-vous, nous autres, nous ne laissons échapper aucun détail. Quand le cocher se tient carrément assis comme un prince, ménage son bonnet, sourit, agite son fouet retenu par le manche sous la cuisse, je peux gager pour deux