Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/129

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Le cœur de Néjdanof se mit à battre haut et fort ; involontairement il baissa les yeux. Cette jeune fille, qui l’aimait, lui, pauvre vagabond sans asile, — qui se confiait à lui, qui était prête à le suivre, à courir avec lui vers un seul et même but, — cette vaillante jeune fille, Marianne, devint en cet instant pour Néjdanof l’incarnation même de tout ce qu’il y a de bon et de généreux sur la terre, — l’incarnation de l’amitié féminine, fraternelle, familiale, qu’il n’avait jamais connue, — l’incarnation de la patrie, du bonheur, de la lutte et de la liberté.

Il releva la tête, et il vit les yeux de Marianne fixés de nouveau sur les siens… Oh ! comme ce clair et franc regard pénétrait jusqu’au plus profond de son âme !

« Donc, reprit-il d’une voix mal assurée, je pars demain. Et quand je reviendrai de là-bas, je vous dirai… (il éprouvait à présent une sorte de difficulté à lui dire : vous)… je vous dirai… ce que j’aurai appris… ce qu’on aura décidé. À partir d’aujourd’hui, ce que je ferai, tout ce que je penserai, tout, tout, je te le dirai…

— Oh ! mon ami ! s’écria Marianne en lui saisissant de nouveau la main. Je ferai de même avec toi ! »

Ce « toi » était venu si facilement, si simplement, comme le tutoiement d’un camarade.

« Puis-je voir la lettre ?

— Tiens, la voilà. »

Marianne parcourut la lettre et releva les yeux sur Néjdanof avec une sorte de vénération.

« On te confie des missions aussi graves ? »

Il répondit par un sourire et cacha la lettre dans sa poche.

« C’est étrange… dit-il ensuite ; nous nous sommes appris l’un à l’autre que nous aimons, et pas un mot d’amour n’a été prononcé entre nous.

— À quoi bon ? » murmura Marianne, et brusquement elle se jeta à son cou, en appuyant la tête sur son épaule…