Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/131

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pour toujours… « au nom de l’œuvre » ? Oui, au nom de l’œuvre. »

Ainsi pensait Néjdanof, et lui-même ne soupçonnait pas combien il y avait de vrai — et de faux — dans ce qu’il pensait.

Il trouva Markelof dans le même état d’esprit, farouche et fatigué. Après avoir dîné tous deux sur le pouce, ils se mirent en route, dans le tarantass déjà connu (le cheval de volée de Markelof boitait encore ; on l’avait remplacé par un poulain de paysan, loué pour la circonstance, et qui n’avait jamais été attelé), pour se rendre à la grande filature du marchand Faléïef, dirigée par Solomine.

La curiosité de Néjdanof était fort excitée : il avait grande envie de faire connaissance avec cet homme dont on lui avait tant parlé depuis quelque temps.

Solomine était averti ; dès que les deux voyageurs furent arrivés devant la porte de la fabrique et eurent donné leur nom, ils furent introduits dans la chétive maisonnette qu’occupait « le mécanicien-gérant ». Il était en ce moment-là dans le bâtiment principal de la fabrique ; pendant qu’un des ouvriers courait annoncer les visiteurs, ceux-ci eurent le temps de s’approcher de la fenêtre et de regarder autour d’eux.

La fabrique était visiblement en pleine prospérité et surchargée de besogne ; de tous côtés s’élevait le vacarme strident, le brouhaha d’une activité incessante ; les machines soufflaient, tapaient ; les métiers geignaient, les roues ronronnaient, les courroies ronflaient ; de tous côtés roulaient et disparaissaient les brouettes, les tonneaux, les télègues chargées ; les appels, les cris de commandement, les coups de sifflet se croisaient dans l’air. Des ouvriers, avec leurs chemises serrées à la ceinture et les cheveux retenus par une petite courroie ; des ouvrières, en robes d’indienne fanée, traversaient la cour en toute hâte, tandis que des chevaux attelés marchaient d’un pas lourd et lent. On sentait tout autour la force