Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/151

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pas corrompue. Il y a comme cela, dans la steppe, des étangs dont l’eau n’est pas courante, c’est vrai, mais qui restent limpides, parce qu’ils ont des sources d’eau vive au fond. Eh bien ! mes deux petits vieux ont aussi là-dedans, au fond du cœur, des sources cachées et pures, très-pures. Bref, voulez-vous savoir comment on vivait il y a cent ou cent cinquante ans ? Dépêchez-vous et venez avec moi. Sinon, il viendra un jour et une heure, —le même jour et la même heure, nécessairement, pour tous deux, — où ces pauvres petites perruches tomberont à la fin de leur perchoir, et tout le passé finira avec eux, et la petite maison ventrue disparaîtra, et à sa place naîtra tout ce qui pousse, comme disait ma grand’mère, là où il y a eu de « l’humanité » : ortie, bardane, laiteron, oseille sauvage et absinthe ; la rue même n’existera plus, d’autres hommes viendront, et on ne verra plus jamais rien de semblable dans les siècles des siècles !

— Eh bien, s’écria Néjdanof, si nous y allions tout de suite ?

— Pour ma part, j’irai avec grand plaisir, dit Solomine ; je n’ai rien à faire là-dedans, mais c’est curieux : et si en effet M. Pakline nous garantit que notre arrivée ne gênera personne… pourquoi ne pas… ?

— Soyez persuadés, s’écria à son tour Pakline, qu’ils seront enchantés, sans ni plus ni moins. Pas n’est besoin de cérémonies ! Puisque je vous dis que ce sont des bienheureux ! Nous les ferons chanter ! Et vous, M. Markelof, viendrez-vous ? »

Markelof haussa les épaules d’un air de mauvaise humeur.

« Je ne peux pas rester tout seul ici ! Allons, conduisez-nous. »

Les jeunes gens se levèrent de leur banc.

« Quel sombre personnage tu as là ! dit Pakline à l’oreille de Néjdanof en montrant Markelof. Il me fait l’effet d’un saint Jean-Baptiste se nourrissant de sauterelles… rien que de sauterelles, sans miel ! L’autre, ajou-