Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/155

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Toute la ville les regardait comme des originaux, peut-être presque comme des fous ; eux-mêmes sentaient bien qu’ils ne suivaient pas les usages d’à présent… mais ils s’en inquiétaient peu. Ils vivaient absolument comme on vivait à l’époque où ils étaient nés, où ils avaient grandi, où ils s’étaient mariés. Sur un seul point, ils s’écartaient des vieilles coutumes : jamais, au grand jamais, ils n’avaient fait poursuivre ni puni personne. Quand un de leurs gens se trouvait être un ivrogne ou un voleur fieffé, ils commençaient par le supporter longuement, patiemment, —comme on supporte le mauvais temps, — avant de se résoudre à se débarrasser de lui, à le colloquer chez d’autres maîtres : « Chacun son tour, disaient-ils ; c’est aux autres à le supporter un peu maintenant ! »

Mais cette calamité leur arrivait très-rarement, si rarement que cela faisait époque dans leur existence. Ils disaient, par exemple : « Il y a bien longtemps de cela ; c’était à l’époque où nous avions ce mauvais sujet d’Aldochka, » ou encore « à l’époque où l’on nous a volé le bonnet de fourrure à queue de renard, qui avait appartenu à grand-père. » Chez les Soubotchef, on pouvait trouver encore des bonnets de cette forme-là.

Il y avait un autre trait caractéristique des mœurs d’autrefois, qui manquait aux deux époux : ni Fomouchka, ni Fimouchka, n’étaient très-religieux. Fomouchka se piquait même d’être un voltairien, et les prêtres inspiraient une frayeur mortelle à Fimouchka, qui prétendait qu’ils avaient le mauvais œil.

« Un pope vient me voir ! disait-elle ; il n’est pas resté longtemps, et pourtant… bon ! voilà que la crème a tourné. »

Ils allaient rarement à l’église et ne faisaient maigre qu’à la façon des catholiques, qui se permettent les œufs, le beurre et le lait. On savait cela dans la ville, et, naturellement, leur réputation n’en était pas meilleure. Mais rien ne résistait à leur bonté, et, malgré les railleries qu’on