Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/172

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Sans aucun doute ! dit-il enfin. Vous ne pouvez ni ne voulez blesser personne ; et pourquoi n’iriez-vous pas chez M. Golouchkine ? Nous passerons notre temps là-bas, j’en suis sûr, aussi agréablement que chez vos cousins, et avec autant de fruit. »

Pakline le menaça du doigt.

« Ah ! ah ! vous aussi, à ce que je vois, vous êtes malicieux ! Mais enfin, tout de même, vous allez chez Golouchkine ?

— Mon Dieu, oui ! à présent que ma journée est perdue !

— Eh bien, donc, « en avant, marchons ! » Au vingtième siècle ! au vingtième siècle ! Néjdanof, toi qui es un pionnier du progrès, montre-nous le chemin !

— Très-bien ; marche ! Mais ne répète pas tes bons mots plusieurs fois. On pourrait se figurer que tu n’en as plus une bien grande provision.

— Sois tranquille, toi et tes pareils vous en aurez encore par-dessus les yeux, » répéta gaiement Pakline ; et il s’élança en avant au pas accéléré, ou plutôt, comme il le disait, au clopinement accéléré.

« Il est très-amusant, ce garçon-là, dit Solomine, qui marchait à sa suite, en donnant le bras à Néjdanof ; si par hasard, ce qu’à Dieu ne plaise, on nous envoyait tous en Sibérie, nous aurions quelqu’un pour nous distraire. »

Markelof, silencieux, allait tout seul derrière les autres.

Pendant que tout ceci se passait, dans la maison de Golouchkine on prenait toutes les mesures nécessaires pour donner un dîner « chic ». On avait préparé une « oukha[1] » très-grasse et très-mauvaise ; divers « paticho » (pâtés chauds) et « fricasséï » (Golouchkine qui, malgré sa religion de vieux-croyant, vivait sur les sommets de la civilisation européenne, n’admettait que la cuisine française ; il avait pris son cuisinier dans un club, d’où on l’avait chassé pour sa malpropreté) ; et surtout on

  1. « Oukha », bouillon de poisson.