Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/239

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définitif dans mon existence. On m’a renvoyé de cette maison ; je pars. Mais cela ne serait rien… je pars accompagné. La jeune fille dont je t’ai parlé part avec moi. Tout nous réunit : la ressemblance de nos destinées, la conformité de nos opinions, de nos aspirations, enfin la réciprocité de nos sentiments.

« Nous nous aimons ; au moins suis-je persuadé que je ne puis éprouver le sentiment de l’amour sous une forme différente de celle sous laquelle il s’offre à moi maintenant.

« Mais je mentirais si je te disais que je n’éprouve pas une crainte secrète, que je n’aie même une étrange angoisse dans le cœur… Devant nous tout est sombre, et c’est dans ces ténèbres que nous allons nous lancer tous deux. Je n’ai pas besoin de t’expliquer où nous marchons et quel rôle nous avons choisi. Marianne et moi, nous ne cherchons pas le bonheur, la vie douce et facile ; nous voulons lutter à deux, côte à côte, nous soutenant l’un l’autre. Notre but est bien défini ; mais quels chemins doivent nous y conduire, nous l’ignorons.

« Trouverons-nous, sinon sympathie et secours, au moins la possibilité d’agir ? Marianne est une excellente, une honnête jeune fille ; si notre destinée est de périr, je ne me ferai aucun reproche de l’avoir entraînée, car il n’y avait déjà plus d’autre existence possible pour elle. Et pourtant, Vladimir, vois-tu, j’ai un poids sur le cœur… un doute me tourmente, non pas au sujet de mes sentiments pour elle, oh ! non ! mais… je ne sais… Seulement, il est trop tard à présent pour reculer.

« Tends-nous la main de loin à tous deux, et souhaite-nous la patience, l’abnégation et la force d’aimer… surtout la force d’aimer. Et toi, peuple russe, que nous ne connaissons pas, mais que nous chérissons de tout notre être, de tout le sang de notre cœur, reçois-nous… sans trop d’indifférence, et apprends-nous ce que nous devons attendre de toi ! »

« Adieu, Vladimir, adieu ! »