Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/28

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voisin de gauche était précisément cet élégant visiteur, le conseiller privé Sipiaguine, dont l’apparition, deux jours plus tard, devait si fort émouvoir Machourina et Ostrodoumof.

Le général jetait, par intervalles, un regard sur Néjdanof comme sur quelque chose d’inconvenant, d’inattendu et même de blessant ; quant à Sipiaguine, les regards obliques qu’il dirigeait sur lui n’étaient nullement hostiles.

Les gens qui entouraient Néjdanof n’étaient pas de simples individus ; c’étaient des personnages ; ils se connaissaient tous entre eux, et ils échangeaient de courtes phrases, des compliments, de simples exclamations qui passaient quelquefois, comme ce matin même devant la caisse, par-dessus la tête de Néjdanof ; et lui se tenait immobile, mal à l’aise dans son large et confortable fauteuil, se faisant à lui-même l’effet d’un paria. La mauvaise honte, l’amertume, toutes sortes de sentiments méchants lui gonflaient le cœur. Tout à coup, — ô miracle ! — pendant un entr’acte, son voisin de gauche, non pas le général constellé, mais l’autre, qui n’avait aucune marque de distinction sur la poitrine, lui adressa poliment la parole, avec un air de bienveillance où semblait percer une certaine envie de plaire. Il parlait de la pièce d’Ostrowski, il demandait à Néjdanof, « comme à un des représentants de la jeune génération », ce qu’il pensait de cet ouvrage.

Étonné, presque effrayé, Néjdanof ne répondit d’abord que par des monosyllabes, d’une voix saccadée… À vrai dire, le cœur lui battait très-fort. Puis il se sentit de nouveau furieux contre lui-même : pourquoi diable se troublait-il ainsi ? Son voisin n’était-il pas un homme comme les autres ?

Il se mit à énoncer ses idées sans hésitation, sans atténuation ; à la fin, il se laissa si bien entraîner et parla si haut que son voisin de droite en fut visiblement incommodé.