Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/296

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hasard, et tout rentrerait dans l’ordre. C’était une impression passagère qui l’avait frappée si fort, uniquement parce qu’elle était trop soudaine.

Marianne se leva, s’approcha du divan où était couché Néjdanof, essuya avec un mouchoir ce front pâle, douloureusement contracté même pendant le sommeil, et rejeta en arrière les cheveux du jeune homme.

Elle se reprit à le plaindre, comme une mère plaint son enfant malade. Mais sa vue lui causait du malaise ; elle rentra doucement dans sa chambre, en laissant la porte ouverte.

Elle ne prit aucun ouvrage pour occuper ses doigts ; elle s’assit, et les mêmes rêveries vinrent la reprendre. Elle sentait le temps couler goutte à goutte, minute à minute, et ce sentiment lui faisait plaisir, et son cœur battait, comme si de nouveau elle eût attendu quelque chose.

Où donc Solomine se cachait-il ?

La porte grinça doucement et Tatiana entra.

« Que voulez-vous ? lui dit Marianne avec un mouvement de contrariété.

— Marianne, répondit Tatiana à demi voix, écoutez : ne vous faites pas du chagrin ! ça peut arriver à tout le monde, et encore il est très-heureux, que…

— Je ne me fais pas du tout du chagrin, Tatiana ! interrompit la jeune fille. Néjdanof est un peu malade ; ce n’est pas un grand malheur.

— Allons, tant mieux ! C’est que je me disais : ma Marianne ne vient pas ; qu’est-ce qui lui arrive ? Mais tout de même, je ne serais pas venue, parce que dans ces moments-là la première règle est : Ne touche pas et ne t’en mêle pas. Seulement, il y a un individu qui vient de se présenter à la fabrique, je ne sais pas qui ça peut être. C’est une espèce de boiteux, tout petit, il veut à toute force qu’on lui apporte Néjdanof ! —Qu’est-ce que tout ça veut dire ? Ce matin, cette femme… à présent c’est ce boiteux ! — Et comme je lui disais que Néjdanof n’était