Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/335

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troublé, — non pas parce qu’on m’a ramené ivre, mais parce que j’y ai trouvé la preuve complète, absolue, de ma banqueroute, de mon impuissance ! Et il ne s’agit pas seulement de l’impossibilité où je suis de boire comme nos paysans russes, —il s’agit de mon caractère même dans son ensemble ! — Marianne, je suis obligé de te l’avouer… je ne crois plus à l’œuvre qui nous a réunis, à l’œuvre qui a fait que nous nous sommes enfuis ensemble et pour laquelle, je dois te le dire, j’étais déjà refroidi lorsque ta flamme m’a réchauffé et rallumé : —je ne crois plus ! je ne crois plus ! »

Il mit sur ses yeux sa main libre et se tut un moment. Marianne aussi garda le silence ; elle baissa la tête… Elle sentait qu’il ne lui apprenait rien de nouveau.

« Je m’étais imaginé d’abord, reprit Néjdanof en ouvrant ses yeux, mais cette fois sans regarder la jeune fille, que je croyais à l’œuvre elle-même, et que je doutais seulement de moi, de mes forces, de mon savoir-faire ; mes aptitudes, pensais-je, ne répondent pas à mes convictions… Mais il est clair que ces deux choses sont inséparables. Et puis, à quoi bon chercher à me tromper ? Non, c’est à l’œuvre même que je ne crois plus. Et toi, y crois-tu, Marianne ? »

Marianne se redressa de tout son haut et releva la tête.

« Oui, Alexis, dit-elle, j’y crois, j’y crois de toutes les forces de mon âme, et je consacrerai à cette œuvre ma vie entière jusqu’au dernier soupir ! »

Néjdanof se tourna vers elle, et l’enveloppa d’un regard à la fois attendri et envieux.

« Oui, oui ; c’est la réponse que j’attendais. Tu vois bien, à présent, que nous n’avons rien à faire ensemble ; c’est toi-même qui, d’un seul coup, viens de rompre notre lien. »

Marianne resta muette.

« Tiens, Solomine, par exemple… reprit Néjdanof, Solomine ne croit pas…