Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/39

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rêts lui étaient servis sous forme de pension par ses frères, les princes G…

Ce n’est pas sans raison que Pakline le traitait d’aristocrate ; tout en lui rappelait son origine : la petitesse de ses oreilles, de ses mains, de ses pieds, la finesse de ses traits, un peu trop menus peut-être, la délicatesse de sa peau, la beauté de sa chevelure, le léger grasseyement de sa voix sympathique et chaude. Il était terriblement nerveux, terriblement chatouilleux et impressionnable, capricieux même ; la situation fausse dans laquelle il se trouvait placé depuis l’enfance, avait fort contribué à le rendre susceptible ; mais une générosité innée l’empêchait de devenir soupçonneux et méfiant. — Cette situation fausse expliquait aussi les contradictions qui se trouvaient en lui. D’une propreté scrupuleuse, difficile jusqu’à se dégoûter d’un rien, il affectait la grossièreté et le cynisme en paroles ; idéaliste par nature, passionné et chaste, audacieux et timide tout à la fois, il se reprochait à lui-même, comme un vice honteux, cette timidité, cette chasteté, et regardait comme un devoir de tourner l’idéal en ridicule. Il avait le cœur tendre, et il s’écartait des hommes ; il était facile à irriter, mais ne gardait jamais de rancune. Il s’indignait contre son père qui l’avait lancé dans « l’esthétique » ; ouvertement, il ne s’occupait que de politique et de questions sociales, il prêchait — (avec une parfaite conviction) — les idées les plus avancées ; — mais, en secret, il adorait la poésie, l’art, la beauté dans toutes ses manifestations… il faisait même des vers…

Il cachait très-soigneusement le petit cahier dans lequel il les écrivait, et, parmi ses amis de Pétersbourg, Pakline seul, — grâce au flair qui lui était propre, — en soupçonnait l’existence. Rien ne pouvait si fort blesser Néjdanof qu’une allusion, même très-discrète, à ses tendances poétiques, qu’il considérait comme une impardonnable faiblesse. Son professeur suisse lui avait appris un assez bon nombre de faits ; il ne craignait pas le travail,